L’une des journées les plus folles de ma vie d’interne de psychiatrie s’est déroulée dans un contexte d’événement douloureux. A l’époque, je m’occupais au sein d’un service sectorisé, dans une unité fermée, d’un patient qui avait un trouble schizoaffectif.
Il s’agit de fluctuations de l‘humeur importantes, avec des dépressions, des hypomanies ou manies (moments d’humeur élevée, allant jusqu’à des moments de fureur maniaque). Entre ces épisodes de variation de l’humeur, cet homme présentait des éléments évocateurs de schizophrénie, à savoir chez lui, un comportement bizarre, une discordance entre humeur affichée et celle ressentie, des idées délirantes (il pensait que tout le monde lui voulait du mal) et des hallucinations acoustico-verbales (il entendait des voix qui le persécutaient).
Cet homme-là, vous pouvez vous le représenter comme Hagrid dans Harry Potter, sans la barbe: un géant avec une voix tonitruante, puissante, avec une tessiture d’une gravité digne d’un ténor.
Dans le même temps, sa soeur Monique était hospitalisée dans un des autres pavillons de l’hôpital, dans une unité ouverte. Quant à elle, elle présentait un trouble de la personnalité limite avec décompensation dans un contexte où son mari s’était suicidé.
Elle avait passé quelques mois à l’hôpital dans un moment de folie où elle montrait à tout le monde son entre-jambe pour faire détailler son prolapsus rectal (un glissement du rectum dans l’anus), qu’elle étalait sur les vitres de la baie vitrée du service.
Le contraste de sa voix de crécelle avec celle de son frère était frappant. Les voir ensemble donnait l’impression d’une caricature vivante. Ils avaient tous les deux perdu leur père quelques années auparavant et venaient de perdre leur mère qui vivait dans une maison de retraite. Hagrid n’avait pas vu sa mère depuis des mois du fait de son hospitalisation longue. Les deux devaient assister à l’enterrement de leur mère organisé par les pouvoirs publics.
Pour les accompagner, du fait de l’hospitalisation sous contrainte d’Hagrid, il fallait deux personnes au minimum sur le plan légal. Une infirmière et un aide-soignant devaient être de la partie, mais il y avait un petit détail qui n’allait pas: aucun des deux n’avaient le permis et le mini-van de l’hôpital requerrait donc une personne supplémentaire au titre de chauffeur. N’ayant jamais eu jusque-là d’expérience d’accompagnement de patients en dehors de l’hôpital, je me suis donc proposée, ce qui avait l’air d’arranger tout le monde dans le service.
L’attribution du titre de conductrice me semblait drôle dans le contexte et je tentais de mener à bien ma mission en commençant par apprivoiser le dinosaure roulant qui devait transporter tout le monde. Dans sa grande bonté, l’assistance publique avait organisé les obsèques sans rien demander aux principaux intéressés. De confession catholique, il découvrirent qu’il n’y aurait pas de cérémonie à l’église, que personne d’autre n’était prévenu de leur famille. Le rôle qui m’était alloué me fut communiqué le jour même: il était de les amener à la chambre mortuaire dans le funérarium à 11h, puis de les amener au cimetière à 14h.
Je m’acquittais donc de ma première mission en les conduisant de l’hôpital au funérarium où leur mère reposait. L’infirmière qui nous accompagnait, Brigitte, était une originale, cheveux oranges, gloussant pour s’exprimer en nous faisant rappeler que parfois la frontière est étroite entre les soignants et les soignés. Nous nous regardions régulièrement avec l’aide-soignant, Baptiste, surnageant dans la folie ambiante des discours sans queue ni tête que nos trois comparses débitaient en tentant de philosopher sur la cinétique du passage de l’homme sur Terre, le transit de tatie Danielle qui ne viendrait probablement pas car elle n’avait pas été prévenue, la cuisson du homard que leur mère ne pourrait plus jamais manger et l’irrespect de la fonction publique qui ne leur avait même pas laissé organiser une cérémonie religieuse. Le trajet fut un échauffement, mais le spectacle commença réellement quand nous arrivâmes au funérarium.
Une fois là-bas, chacun se mit à fourbir ses paroles les plus bizarres pour les distribuer tel un ballet d’incohérence et d’in-à-propos. On nous fit monter à l’étage du funérarium dans une petite pièce où nous entrâmes tous les cinq, devant le cercueil ouvert, qui contenait leur mère. Un petite musique d’ambiance était en fond sonore. Nous étions dans un vaste ascenseur aménagé qui sentait bon la fleur d’occasion et le sapin fraîchement découpé. Nous tentions de maintenir une pose respectable en ces circonstances graves mais le tragique de la situation se mêlait au comique de paroles que nous entendions. L’innocence et la spontanéité de leur discours contrastaient avec le sordide des mots bruts.
Hagrid commence:
– Eh Monique, tu trouves pas que maman a rétréci depuis la dernière fois qu’on l’a vue? Elle a dû bien se tasser.
En même temps qu’il prononce ces paroles, il ouvre grand les bras pour tenter de la mesurer du long de son envergure de géant, en se baissant sur le cercueil et en poursuivant:
– Tu l’avais déjà vue avec ces vêtements?
– Non, ils ont dû lui acheter à la maison de retraite. Elle fait coquette avec ça, comme si elle allait danser.
– J’ai l’impression qu’elle a aussi beaucoup maigri. On dirait qu’elle a été passée à la machine à laver.
Monique commence à pleurer tout en geignant de sa voix de crécelle:
– Elle bouge plus, elle est morte. On n’a plus personne maintenant!
Hagrid prend la tête de sa mère entre ses mains et lui fait un baiser sur le front:
– T’es toute froide. T’inquiètes pas maman, je t’aimerai toujours.
Puis il s’adresse à nouveau à sa soeur:
– Vas-y Monique, embrasse-la maintenant, tu la reverras plus jamais.
– Non, je peux pas, j’y arriverai pas. Après elle va me contaminer. Je serai la prochaine.
– N’aie pas peur, elle vas pas te tuer, elle est déjà morte.
Soudain, il se met lui aussi à pleurer à chaudes larmes sans contrôle et nous nous dirigeons vers le réceptacle à mouchoirs prévu à cet effet. Hagrid prend des mouchoirs trois par trois et se tamponne les yeux. Son attention se porte alors sur un détail qu’il n’avait jusque-là pas vu, à savoir quatre grandes vis. Le flot ininterrompu s’arrête et il me demande:
– Docteure, qu’est ce que c’est, ça?
– Ce sont les vis qui permettront au cercueil d’être fermé tout à l’heure, répondis-je gênée.
– Ah bah oui, c’est vrai, ils vont l’enfermer, un peu comme quand on m’enferme à l’hôpital. Enfin, bon, j’ai plus de place qu’elle n’aura.
A ce moment, Brigitte se met aussi à pleurer, nous parlant de son père décédé l’an dernier. Hagrid tente de la réconforter pendant que Monique l’accompagne de sa voix de crécelle:
– On va tous mouriiiiiiiiir!
Baptiste et moi nous regardons l’air entendu, solidaires dans ce moment surréaliste. C’est avec soulagement que nous voyons alors entrer deux hommes pour nous demander si nous avions pu nous recueillir et s’ils pouvaient procéder à la fermeture du cercueil. Nous acquiesçâmes. Ils se mirent au travail, prenant la planche du dessus et débutant le vissage des quatre coins du cercueil.
– Je peux vous aider? demanda Hagrid aux employés du funérarium éberlués de cette question.
– Euh, non, ce ne sera pas nécessaire.
Ils avaient fini deux minutes après.
– Peut-on mettre les scellés?
– Oui, répond Brigitte, outrepassant son rôle et laissant imaginer qu’elle est un membre de la famille. Mais ça sert à quoi, ce truc?
– La fermeture du cercueil a lieu dans une ville, l’enterrement dans une autre: c’est la loi, martela l’un des employés du funérarium!
– Ah, je savais pas, continue Brigitte tandis que nous nous offusquons avec Baptiste de sa réaction déplacée en cette situation.
– Maintenant vous allez pouvoir sortir du funérarium. Nous vous donnons rendez-vous à nouveau ici pour faire cortège jusqu’au cimetière pour l’enterrement à 14h.
Il était 11h30. Il fallait que je tienne deux heures et demi avec tout ce petit monde. Pour patienter entretemps, l’hôpital nous avait donné de quoi faire un pique-nique: pour chacun, il y avait un petit bout de pain, un paquet de chips de 30g, une petite boite de pâté, une tomate et une pomme. Il faisait 5°C dehors, le temps était couvert avec des averses et c’était le jour où cet homme et cette femme devaient enterrer leur dernier parent, leur mère, celle qui les avait mis au monde. Il me semblait difficile d’imaginer passer tout ce temps dehors avec un tel froid et ce type de repas dans ces circonstances.
Je décidais donc d’aller au centre commercial le plus proche pour trouver une cafétéria, manger chaud et surtout au chaud. Nous nous installâmes dans la queue, avec nos plateaux, que nous remplissions de menus plus alléchants que celui proposé par l’assistance publique: frites, hamburger, soda pour certains; légumes, poisson, jus de fruit et fruit pour d’autres.
Hagrid dut s’asseoir avant de finir de commander car il avait renversé ses couverts et son pain qui dansaient la gigue sur son plateau, au gré des vagues que faisaient ses mains du fait de ses traitements favorisant les tremblements. Nous avons donc commandé et payé avec Baptiste les menus. Je me permis même de prendre une bière pour célébrer ce jour intense, octroyant un fond de verre à Hagrid, histoire de lui faire plaisir sans toutefois trop interagir avec son lourd traitement:
– Ah, ça docteure, vous êtes une sacrée boute-en-train. Merci, merci.
– C’est normal. Ce n’est pas un jour facile et vous n’avez pas eu la chance que les choses se passent comme vous auriez désiré.
– Des grands mots, des grands mots. On voit que vous avez fait des études, docteure. Mais je le dirai, ça que vous êtes une boute-en-train.
– Ce n’est qu’une bière. Et celle-là, ce n’est pas au funérarium qu’elle a été mise.
– Arf arf arf, glapit Hagrid tandis que souriait Baptiste. Brigitte et Monique nous regardaient d’un air de train qui passe.
Le repas continua sur ces notes d’humour et nous sentions le plaisir qu’Hagrid prenait à “être à l’extérieur”, lui qui était hospitalisé depuis des mois du fait de la difficulté à réguler son humeur.
Après avoir fini de manger, nous devions nous rendre au cimetière en repassant par le funérarium pour “faire convoi” derrière le corbillard. Très professionnels, les employés du funérarium, toujours dignes, calmes et rassurants, nous guidèrent jusqu’à la porte de la future dernière maison de la mère de nos patients.
Devant le cimetière, il y avait une fleuriste. C’est à ce moment que Monique se met à pleurer à nouveau:
– On n’a même pas de fleurs pour mettre sur la tombe de maman! Et on n’a même pas d’argent pour en acheter.
– Ne vous inquiétez pas, dis-je après un regard complice avec Baptiste. Comment voulez-vous fleurir la tombe de votre mère?
– Cette couronne de fleur est très jolie, finit par choisir Monique après un rapide coup d’oeil à ce que pouvait proposer la fleuriste.
Nous garâmes le tank sur le parking réservé à cet effet et poursuivîmes à pied notre périple derrière le corbillard qui était seul autorisé à rouler dans le cimetière. Au gré des allées, nous sentîmes s’abattre une lourde tristesse de n’être que cinq à suivre cette charrette à trimballer les morts, cinq dont trois étrangers présents dans des circonstances relevant d’un certain aléa.
Notre démarche était lente, prenant en considération l’allure balourde de notre géant. Une fois devant le trou parallélipédique fraîchement creusé dans la terre par les fossoyeurs, les agents du funérarium se mirent à sortir le cercueil de leur corbillard.
Interrogative, Monique demande:
– Il est où le curé? Maman était catholique et nous aussi. Elle aurait aimé se faire enterrer devant Dieu!
– C’est vrai ça, on nous a même pas demandé, renchérit Hagrid en colère. Est-ce qu’elle ira au Paradis si un curé ne fait pas de cérémonie, passant vite sur le registre de l’inquiétude. J’ai pas envie qu’elle aille en Enfer!
Gênés dans cette situation où chaque croyance est différente, nous avons tenté de les rassurer en insistant sur l’impression que nous avions eu quand ils nous en parlaient qu’elle avait été une bonne mère. N’étant pas une personne malfaisante, il y avait donc peu de raisons qu’elle aille visiter le royaume d’Hadès. Malgré cela, nous sentions la chape de plomb en lien avec l’incertitude qui avait gagné l’esprit de cette fratrie fragile.
Les agents du funérarium, tels des ministres de culte, prirent alors les choses en main en faisant une cérémonie civile, rythmée par des gestes, des mots qui finirent de rassurer nos deux grands enfants.
Le cercueil fut lentement déposé à l’aide de cordes, laissant tout de même sonner un bruit mat sur la fin du parcours. Nous fûmes invités à jeter une poignée de terre sur le cercueil en même temps que nous pouvions nous recueillir. Invitation bizarre quand on doit le faire pour une personne qu’on a vu qu’une fois seulement quelques heures avant, froide et raide.
Quand ce fut au tour d’Hagrid, il se mit à prier, les yeux embués de larmes et de sanglots. Malgré l’émoi que cela déclenchait, je ne pus m’empêcher de comparer les sons qu’il émettait à un croisement des cris de l’otarie et du phacochère. Ses mots devenaient incompréhensibles et il transpirait des émotions d’une rare intensité. Au moment où il se penchait pour mettre sa poignée de terre sur le toit de sa mère, il se mit à vaciller en direction du trou.
– Ah, maman, je te rejoins, s’exclama-t-il!
Les employés du funérarium et Baptiste furent rapides et efficaces pour l’empêcher de tomber et de laisser s’abattre ses cent cinquante kilos dans un trou de plus de trois mètres de profondeur d’où il aurait été difficile de l’en extraire. Nos coeurs respectifs battirent la chamade les quelques minutes qui suivirent et je restais obnubilée par la vision d’Hagrid au fond du trou.
Après avoir récupéré se posa un questionnement fraternel. La couronne de fleurs fut ainsi laissée sur le cercueil par Monique qui prit bien soin de garder son équilibre.
Le fossoyeur se mit alors à recouvrir le cercueil, rabotant peu à peu le monticule de terre qui se trouvait à côté du trou. Cette tâche monotone et finalement relativement longue, les employés du funérarium prirent congé et nous proposâmes à Monique et Hagrid de rentrer sur l’hôpital. Ils acquiescèrent, harassés par tant d’émotions en si peu de temps.
Le chemin du retour du cimetière à l’hôpital fut plus calme, comme si nous métabolisions tous ce qui s’était passé en quelques heures. Chacun fut conduit dans son service, Hagrid allant dans le même bâtiment que moi. Je ne pus m’empêcher de raconter le déroulement de cette journée à mon cointerne, héberlué, lui résumant avoir vécu ainsi la journée la plus folle de ma vie.