Weronika ou la haine comme unique objectif de vie

Haine

 

Weronika faisait partie des patient·e·s de consultation dont j’avais hérité à ma prise de fonction dans le service de psychiatrie de cet hôpital général. La cinquantaine, plutôt belle femme, d’origine russe, elle se tenait toujours très droite, le visage sévère. Weronika était relativement bien habillée, portait des bijoux qui n’avaient pas l’air en toc et dégageait une certaine prestance.

Lorsqu’elle parlait, se mêlaient un accent anglophone car elle avait vécu vingt ans aux Etats-Unis, ainsi qu’une persistance de sa langue maternelle. Weronika peinait par moments à trouver ses mots en français et nous étions parfois obligées de passer par l’anglais pour certaines expressions quand la fluidité ne venait pas.  Avec les (grandes) limites de ma propre maîtrise de cette langue.

Ce qui me fait penser que nous sommes toujours aussi en retard en France pour l’apprentissage des langues. Que si l’effort ne vient pas des personnes concernées, ce n’est pas notre système scolaire qui permettra de corriger le tir. Durant toutes mes études de médecine, l’anglais représentait à tout casser deux heures par semaine pendant un an. Léger…

Weronika avait eu pas mal de soucis de santé qui avaient fait qu’elle avait dû recourir à une chirurgie de l’estomac. Un cancer de celui-ci avait été diagnostiqué et les chirurgiens avaient amputé une grosse partie de cet organe relativement utile au quotidien. Elle souffrait donc des conséquences de ce manque, avec ce qu’on l’on appelle le Dumping Syndrome.

Douleurs abdominales, crampes, diarrhées, nausées, vomissements, sueurs peuvent arriver au moment des repas: c’est le Dumping précoce. Faiblesse, étourdissement, fatigue, peuvent arriver une à trois heures après les repas du fait d’une hypoglycémie: c’est le Dumping tardif. Avec le temps et l’apprentissage des stratégies pour améliorer cela, Weronika était parvenue à ne plus ressentir les effets du Dumping précoce. Mais pour le Dumping tardif, rien n’y faisait. Cela la gênait et avait entraîné des préoccupations qui s’étaient intensifiées et participaient à dégrader son humeur.

C’était loin d’être la seule raison à cela…

L’autre grand problème dans la vie de Weronika était son ex-mari. Il faisait converger  quasiment toute son énergie psychique. Elle lui avait tout consacré pendant plus de deux décennies. Son temps, son amour et de nombreux sacrifices qu’elle regrettait amèrement. Weronika avait émigré aux USA avec ce chef d’entreprise pour vivre avec lui ce fameux rêve américain. En effet, elle avait  été l’indéfectible soutien dont il avait eu besoin jusqu’à un certain moment. Cette femme aimante qui faisait passer les autres avant elle même lui avait fait deux beaux enfants qu’elle avait éduqués seule. Il n’avait jamais levé le petit doigt pour eux. Trop pressé. Pas assez de temps disponible. C’est lui qui ramenait l’argent à la maison, tout de même…

Elle était donc restée au domicile conjugal pour s’occuper de sa marmaille. Weronika a laissé ses aspirations de côté pour que monsieur puisse se réaliser. Universitaire brillante dans son pays, cette femme s’était assise sur sa carrière et avait tout arrêté. Elle lui servait de potiche dans les dîner mondains où cela se faisait de ramener sa compagne.  Ses enfants ont ensuite grandi et sont devenus autonomes. Trop vite à son  goût. Et lorsque monsieur eût considéré que Weronika commençait à ne plus être de la première fraîcheur et qu’une potiche plus jeune ferait meilleur effet à son bras lors des dîners mondains, cela lui fit mal. Très mal. Tout ce temps sacrifié à l’autel de cet égoïste sans la moindre reconnaissance. Ses projets de carrière qu’elle avait abandonnés pour lui, pour ses enfants. Et maintenant elle se retrouvait seule.

Weronika décida alors de rentrer en Europe. Elle choisit la France pour les quelques attaches amicales qu’elle y avait développées avant de partir aux USA, et parce que sa fille avait choisi d’y faire ses études, moins coûteuses qu’au pays des burgers. Sa meilleure amie d’enfance vivait ici et elle lui fut d’un grand secours pour éviter de trop sombrer au départ de cette nouvelle vie. Weronika avait des biens, même si ce qui lui fut octroyé lui semblait dérisoire en relation à son investissement dans le couple.  Elle pouvait vivre correctement sur le plan financier sans se soucier de travailler jusqu’à la fin de sa vie. Cela ne lui permettait pas pour autant de s’accomplir et être heureuse.

Weronika était convaincue d’avoir gâché sa vie et ruminait à longueur de journée la haine qu’elle éprouvait désormais pour cet homme responsable de cette tournure désagréable que sa vie avait prise. Le foyer de ce sentiment profond était continuellement alimenté par les bûches des souvenirs des frustrations, des attentes et des espoirs jamais concrétisés qu’elle avait pu avoir sur le déroulement de son existence. Weronika ne vivait pas. Elle était suspendue dans le passé qui tournait dans son esprit comme si le temps était suspendu. Cette femme d’une grande intelligence ne pouvait s’en détacher. Weronika était envahie et n’avait pas de contrôle sur ce fantôme qui venait la hanter nuit et jour. Elle se consumait d’une colère et d’une tristesse sourdes, permanentes, chaque pensée soufflant sur la braise de la douleur.

Devenue une handicapée sociale, Weronika ne pouvait apprécier le partage convivial d’un repas sans se plaindre de son ex-mari. Seuls les plus résistants et fidèles pouvaient donc rester à ses côtés. Et pas trop souvent, pour se préserver. Elle était donc dans une solitude que les divers rendez-vous médicaux permettaient de rompre en partie.

Un jour, sa meilleure amie décida de la ramener au pays pour des vacances. Elle qui n’y avait pas mis les pieds depuis des années. Déracinée, elle avait la sensation de ne plus appartenir à ce pays, d’autant  qu’elle avait goûté un peu longtemps à la culture américaine.  Weronika en parlait comme d’une épreuve, ayant accepté à reculons cette expérience qui lui avait d’abord semblé incongrue. Après deux mois sur place, à fouler le sol de ses ancêtre, revenir à des souvenirs antérieurs à son malheur, à restaurer l’image de cette petite fille qui avait pu être heureuse, Weronika revint transformée.

Sa terre natale l’avait ramenée à la vie. Elle n’était plus bloquée dans le temps et pouvait à nouveau imaginer un avenir différent.