Le Syndrome d’Obélix

Syndrome d'Obélix

 

Franck est venu dans le service de psychiatrie de l’hôpital général pour une problématique complexe à la frontière de la neurologie et de la psychiatrie qui jadis avait passionné les grands spécialistes du domaine. Charcot et Freud pour ne pas les nommer avaient en leur temps travaillé sur la fameuse hystérie (voir cet article sur le sujet également ). Vaste sujet sur lequel Freud a débuté sa carrière avec ses “études sur l’hystérie” en collaboration avec Breuer. A l’époque, cette entité était assez vaste et regroupait des choses qui ont été depuis scindées.  Ainsi, les classifications actuelles parlent maintenant de Trouble de la Personnalité Histrionique et de Trouble de Conversion (trouble à symptomatologie neurologique fonctionnelle). Là où auparavant il était considéré que c’était un tout, il s’agit dorénavant d’entités distinctes. Tout simplement car l’ensemble n’était pas forcément retrouvé, loin de là.

Le trouble de la personnalité histrionique (anciennement personnalité hystérique), correspond à un mode de réponses émotionnelles excessives, avec quête d’attention. Dans le DSM, qui est une classification catégorielle, il y a la nécessité d’avoir la présence de cinq manifestations sur huit recensées pour en faire le diagnostic. La personne peut donc se sentir mal à l’aise si elle n’est pas le centre de l’attention des autres. Ses interactions avec les autres peuvent souvent être provocantes, dans la séduction.

L’expression émotionnelle peut être superficielle avec des changements rapides. Elle utilise régulièrement son aspect physique pour attirer l’attention sur elle. La personne a une manière de parler trop subjective, pauvre, en détails. Elle peut dramatiser, avec exagération de son expression émotionnelle. Par ailleurs, il peut y avoir une certaine suggestibilité, avec influence facile des autres ou des circonstances. Pour finir elle peut considérer que ses relations sont plus intimes qu’elles ne le sont en réalité.

Rien à voir avec Franck qui était plutôt d’un naturel anxieux et réservé, à plutôt vouloir rester dans l’ombre et assez peu enclin à communiquer ses émotions en règle générale.

Pour Franck, il s’agissait clairement d’un trouble de conversion. C’est à dire qu’il était atteint depuis quelques années de symptômes d’allure neurologiques persistants altérant la motricité volontaire. Sans argument neurologique objectivable. Toutes les investigations neurologiques avaient été faites. Il avait été vu par les plus grands spécialistes  des mouvements anormaux sans pour autant qu’une cause neurologique puisse être retrouvée. Les causes iatrogéniques (dues à l’intervention médicale) avaient aussi été explorées. Franck n’avait jamais reçu de médicaments pouvant induire ce genre d’effets indésirables.

Ce que je pourrais nommer pour lui comme le syndrome d’Obélix.

Rien à voir avec la persistance d’aptitudes extraordinaires par la mémoire du corps à continuer à profiter du dopage de la potion magique toute sa vie.

Spontanément, quand il n’y réfléchissait pas, ses bras se positionnaient vers l’arrière de son corps, ses mains en creux vers le haut, comme s’il allait porter un menhir à la façon d’Obelix. Il était aussi atteint de tremblements intenses lorsqu’il faisait des actions volontaires, ce qui l’empêchait notamment de s’alimenter. Franck avait perdu pas mal de poids. Il avait donc de par sa petite taille et sa maigreur plus le profil d’Astérix que d’Obélix.

Franck s’approchait de la soixantaine. Il était marié, avait trois enfants. Dépendant du Ministère de l’Education Nationale, il avait pu bénéficier de longues périodes de vacances scolaires qui lui avait permis de passer du temps avec eux. Maintenant, ils étaient devenus adultes et indépendants. Ils étaient partis de la maison. Franck se retrouvait seul avec son épouse. Au cours de sa vie il avait fait quelques dépressions. Suivi pour cela, il avait pris des antidépresseurs.

Peu avant son hospitalisation, il a été un moment suivi par une psychologue qui voyait dans l’expression de ses symptômes la matérialisation du désir qu’on s’occupe de lui, ce qui dans le jargon psychiatrique peut être appelé bénéfices secondaires. Alors oui, son épouse était aux petits soins. Mais était-ce vraiment plus que quand il n’était pas malade? Et y avait il un intérêt pour ce couple approchant de la retraite de limiter les bénéfices secondaires comme option thérapeutique. J’avais un doute.

Dans l’équipe, nous ne savions pas vraiment trop comment ni quoi faire. Tout avait échoué jusque là. Et le temps passait, sans réelle amélioration. En médecine, généralement, on raisonne de manière à savoir. En posant des diagnostics et en essayant de choisir des traitements dont on peut évaluer l’efficacité. Mais dans certains cas, le Savoir est encore limité, incomplet. Il faut savoir être humble. Et ce n’est pas toujours facile. Les médecins se veulent par moment tout puissants. Prenant personnellement certains échecs. A ce moment, il peut se dire qu’en sortant le bazooka, ce sera probablement plus efficace. Voire tous les corps des armées. Terre, Air, Marine à l’appui.

Nous avons donc programmé une prise en charge multidisciplinaire pour Franck. Poursuivant les antidépresseurs du fait des dépressions antérieures, nous avons complété par des rTMS (Stimulations Magnétiques Transcraniennes répétitives, l’acronyme étant en anglais). Je détaillerai cette technique un jour dans un autre article si le temps disponible me le permet. Je me contenterai de vous dire ici qu’il s’agit de mettre une bobine ressemblant à une poêle à frire contre la tête du patient, générant un champ magnétique qui modifie l’activité du cerveau. Il a poursuivi sa psychothérapie d’orientation analytique. Franck a vu également un thérapeute pratiquant l’hypnose. Et s’est engagé dans une kinésithérapie intensive pour lutter contre les raideurs musculaires.

Franck va mieux. Il peut manger sans se mettre la fourchette dans l’œil. Et n’est plus obligé de mettre en oeuvre toute sa concentration pour éviter d’adopter la position favorite d’Obélix. Cet homme vite épuisable jusque-là du fait de son état nutritionnel a pu reprendre du poids et des forces (sans toutefois arriver jusqu’aux caractéristiques physiques d’Obélix). Et il envisage même de reprendre le travail jusqu’à sa retraite officielle plutôt que de rester en invalidité!

Avec la technique du bazooka, on ne sait pas ce qui a marché. Peut-être que c’est une seule des techniques employées. Peut-être que c’est la synergie de tout ce que l’on a fait. Peut-être que c’est seulement le fait de s’être occupés de lui, d’avoir pris du temps, de l’avoir considéré. Nul ne le sait. Et ce n’est pas grave.

Mais l’esprit humain est ainsi fait. Il a le désir de comprendre, savoir, maîtriser. Parfois, il faut savoir lâcher prise. Ne pas trop se poser de questions. Juste être là. S’abandonner à la vie et accepter qu’elle ne suive pas le plan qu’on a envie de réaliser. Prendre la main qui nous est tendue. Et ne pas hésiter à en tendre également quand on est en mesure de pouvoir le faire.

Yohan, Religiosité et Délire mystique

religiosité et délire mystique

Un des sujets sur lesquels il est parfois glissant de s’aventurer pour un·e psychiatre est la religion. Psychiatrie et religion ne font pas toujours bon ménage. Freud  avait choisi de s’y attaquer et la comparait à la névrose obsessionnelle. Encore une fois, tout est une question de curseur. Des croyances et/ou une pratique religieuses intenses peuvent faire sens dans un cadre qui reste logique. Si l’on exerce dans un des métiers de la religion. Par exemple prêtre, imam, rabbin, moine d’obédience diverse.

Elle peut aussi soutenir des croyants qui y voient un moyen d’expliquer le monde, se rassurer, se socialiser et apporter un bain culturel qui permet l’identification à un groupe. Dans d’autres cas, l’intensité de la croyance et de la pratique peut mettre la puce à l’oreille des psychiatres qui peuvent y voir le signe d’un passage de religiosité au délire mystique. La grande difficulté des psychiatres réside donc dans la différenciation de ce qui reste “normal” de ce qui relève du “pathologique”. Avec toute la prudence requise…

Yohan est venu dans le service de psychiatrie de l’hôpital général pour se reposer et que l’on puisse évaluer les difficultés qu’il pouvait présenter depuis déjà quelques années. Destiné à être un érudit des textes kabbalistiques et talmudiques, Yohan était à vingt-deux ans un jeune homme qui semblait perdu, pétri d’incertitudes. Il avait déjà pourtant pas mal d’expérience.

Parti aux Etats-Unis pour ses études de la Kabbale, Yohan avait dû revenir précipitamment une première fois car cela ne se passait pas bien. Son sommeil s’était déréglé et il percevait une angoisse profonde qui rendait stériles ses réflexions. Yohan s’était mis à délirer de plus en plus bruyamment jusqu’à ce que cela devienne évident pour ses encadrants qui ont joint ses parents en vue d’un rapatriement et des soins de retour en France. Il avait donc déjà été hospitalisé une première fois sur un autre hôpital et eu des médicaments antipsychotiques ( cf article).

La Kabbale. Ces textes mystiques et ésotériques sont censés amener à la voie de la connaissance, du monde, de soi, par l’intermédiaire de certaines clefs de lecture, de réflexions. Désireuse d’amener à une certaine sagesse, elle passe par la récurrence de questionnements qui pourraient se poursuivre jusqu’à l’infini. Intéressant pour le sage en devenir, mais perturbant pour l’anxieux.

C’était donc la deuxième fois que Yohan se faisait hospitaliser pour des raisons similaires. Pour une deuxième tentative d’études aux Etats-Unis, il avait à nouveau eu besoin de se faire rapatrier en France en catastrophe car ses perceptions le mettaient encore en difficulté. Yohan se sentait investi d’une mission divine mais restait dans le doute sur les modalités de l’exploitation de cette mission (voir cet article sur un autre type de délire mystique). Il se savait dans le devoir de le faire, mais ne savait comment, ce qui le torturait de l’intérieur.

Ce jeune homme sentait en lui ses raisonnements ne pas aboutir, se perdre dans les méandres de sa pensée, devenant stérile et improductif. Il ruminait donc nuit et jour, en étant pétri d’une angoisse existentielle. Le moulin de son esprit était alimenté par un souffle perpétuel qui ne lui laissait aucun repos, même dans son court sommeil.

Yohan était ainsi obligé par des forces supérieures à s’astreindre à continuer à étudier. Mais il ne parvenait à maintenir son attention sur les ouvrages ouverts devant lui. Chaque mot le ramenait à une association d’idée qui le perdait de sa lecture initiale. Il sautait de cette manière d’une pensée à une autre, comme prisonnier d’un saute-mouton éternel. Sans parvenir à un quelconque repos idéique.

Même dans l’interaction, Yohan n’était pas toujours avec son interlocuteur, paraissant encore en proie aux tourments internes. Il fallait par moment répéter nos questionnements pour qu’il puisse ébaucher une réponse qui finissait parfois dans l’abîme. Comme si le pont de la communication entre nous s’effondrait, me laissant dans l’attente d’une fin de phrase qui ne venait pas.

Dans le jargon psychiatrique, on nomme cette problématique générale trouble du cours de la pensée. Et plus spécifiquement comme un barrage. Elle illustre  la désorganisation psychique que l’on retrouve dans les troubles psychotiques de type schizophrénie. Et s’ajoute au délire mystique qui signe le passage d’un investissement religieux au delà de la “norme”. Avec les collègues psychiatres, nous craignons donc ce que l’on nomme souvent comme une “entrée dans la schizophrénie”.

En France, nous nommons un premier épisode délirant aigu bouffée délirante aiguë. Une belle formule poétique la décrit comme un “coup de tonnerre dans un ciel serein”. Les classifications américaines parlent dorénavant de trouble psychotique bref si cela dure moins d’un mois et de trouble schizophréniforme si cela dure de un à six mois. Nous avons l’habitude de dire avec approximation statistique qu’il y a une possibilité sur trois que cet épisode reste unique. Pour le reste, cela annonce une entrée ultérieure dans un trouble psychiatrique chronique.

Comme la schizophrénie (voir cet article sur un patient avec des hallucinations aguicheuses. Ou celui-là dans un délire plus agressif aussi en rapport avec la religion). Comme le trouble schizoaffectif (voir cet article sur ma journée la plus folle de ma vie en compagnie de deux patients à l’enterrement de leur mère). Ou encore le trouble bipolaire (voir cet article sur l’épisode maniaque de Janine ou celui-ci sur les hauts et bas de Colas).

Pour Yohan, nous n’étions pas certain·e·s. Toutefois il semblait qu’il y avait de grandes chances pour que la chronicité se soit installée. Et que l’on puisse nommer la schizophrénie comme le plus probable des diagnostics à retenir.

J’étais en fin de stage d’interne. Quand je suis partie, le traitement antipsychotique et anxiolytique avait été instauré depuis quelques semaines. Yohan était plus apaisé. Il parvenait à dormir et se reposer. Sa pensée était moins hachée. La douleur morale ne se lisait plus sur son visage. Il n’avait plus la conviction de son rôle mystique. Bref, il était beaucoup mieux. Une certaine désorganisation persistait encore a minima. Mais on pouvait dire qu’il avait bien répondu au traitement antipsychotique. Je ne sais pas ce que Yohan est devenu. J’espère cependant qu’il aura pu trouver ce qui lui permettra de cheminer dans la vie avec le moins de difficultés possibles.

Avec, ou sans religion!

La violence de l’amour et le double sourire

double sourire

Antoine est un rescapé de la violence de l’amour. De l’intensité que les émotions non réciproques peuvent provoquer. Parce que l’amour, lorsqu’il est partagé, amène son lot d’affects positifs, la plupart du temps. Alors que son caractère unilatéral, qu’il soit dès le départ ou qu’il change en cours de route, provoque souvent un certain nombre de remous qui parfois assaille sa victime de manière dévastatrice. Si la tendance de personnalité le favorise, la dépression peut se greffer sur un chagrin d’amour. Et quand le tempérament tire sur l’impulsivité, un geste grave peut émailler le parcours de l’énamouré déçu.

En l’occurrence, Antoine s’est senti déshonoré que Sylvia le quitte. Personne n’avait le droit de lui faire ça. Le larguer. Lui. Le directeur général d’une boîte d’une trentaine de salariés. Dont Sylvia faisait partie. Il avait pensé qu’il ne pourrait plus jamais revenir au travail et la revoir alors qu’ils n’étaient plus ensemble.

Après deux ans de relations oscillant entre l’harmonie et le chaos, il avait tout de même réussi à accepter qu’elle vienne chez lui avec sa fille. Malgré toute les précautions qu’il avait réussi à imposer dans leur couple lorsqu’ils étaient au travail, Antoine était certain que des proches collaborateurs avaient fini par être au courant de leur relation. Et ça il ne le supportait pas. Il préférait qu’on le croie célibataire, libre, disponible à chaque instant. Pour ne pas rater une occasion. On ne sait jamais. Des fois qu’un plan cul d’un soir puisse se faire en toute discrétion.

Antoine s’est dit qu’il ne pouvait plus rester sur Terre dans ces conditions. Vrai célibataire. Ce n’était pas acceptable. Alors il a pris un couteau de boucher dans le tiroir de sa cuisine. Cet homme pragmatique a regardé la lame et s’est dit que ce serait douloureux. A ce moment, il s’est souvenu du vieux rhum que lui avait ramené sa soeur deux ans auparavant de la Guadeloupe. Promptement, Antoine s’est servi un premier verre, qu’il a tenté de savourer.

Mais il était encore craintif quant à ce qu’il allait ressentir. Il s’est donc resservi. Un deuxième. Puis un troisième. Les autres, il ne les as pas comptés. Mais le courage a commencé à diffuser plus facilement dans ses veines, jusqu’au moment où Antoine a reposé la main sur le couteau. Et d’un geste unique, rapide et puissant, le couteau a fait sur son cou le mouvement que le violoniste fait subir à l’archet sur son instrument.

De la peau, des muscles, une jugulaire, les cartilages de la trachée. Une belle plaie qu’il avait pu tailler dans sa chair presque sans la sentir, formant un double sourire. C’était donc vrai, à ce point, l’efficacité anesthésiante de l’alcool…

C’était fait. Maintenant, il n’y avait plus qu’à attendre. Bientôt, tout cela n’existerait plus. Peu à peu, il se sentait partir, comme s’il s’endormait. Puis un voile noir s’abattit sur ses yeux dont les paupières lui semblaient déjà si lourdes. Inconscient.

Brièvement, Antoine s’est réveillé un moment dans la flaque de sang qui se vidait de sa gorge, avant de reperdre connaissance.

Heureusement que Sylvia avait encore les clefs de chez lui. Et de bons réflexes. Bien que la scène qu’elle vit se fixa à jamais sur ses rétines et dans sa mémoire, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, elle fit le 15 sur le clavier de son téléphone comme le nouveau-né gonfle ses poumons en quittant la douceur et la chaleur du ventre de sa mère. Spontanément. Sans réfléchir. Antoine avait de la chance d’habiter dans une zone  bien dotée sur le plan hospitalier. Le SAMU fut rapide. Et la régulation avait prodigué les bons conseils.

Il a repris conscience définitivement en réanimation chirurgicale, les yeux encore collants, la bouche pâteuse. Antoine se sentait sec, vidé de l’intérieur. Il avait affreusement mal à la gorge et sentait que cela tirait terriblement au niveau de son cou.

Antoine apprit un peu plus tard qu’il avait eu droit à quelques poches de transfusion en plus de l’hydratation massive dont il avait bénéficié.

Après récupération en réanimation, Antoine a été transféré dans notre service de psychiatrie, où je l’ai rencontré. Il avait des RDV réguliers avec les chirurgiens, soit dans leur service soit dans le nôtre, notamment pour suivre l’évolution de la cicatrice.

J’ai d’abord été surprise par le contraste entre son apparente froideur et l’intensité des émotions qu’il pouvait décrire lorsqu’il parlait de sa relation avec Sylvia.  L’expressivité de ses émotions n’existait pas ou plaquait-il des mots relatifs à des émotions qu’il ne ressentait pas? Etait-il joueur de poker, sachant masquer ce qui se passait en lui ou manipulait-il en faisant état d’émotions feintes?

Dans tous les cas, la souffrance était là, présente, au point qu’il ait décidé de mourir de manière assez impressionnante. Sa cicatrice me faisait penser au Joker de Batman, au sourire berbère. Certains ont un double menton. Lui, avait un double sourire (quand le supérieur se mettait en action!)

D’emblée, je ne me suis pas sentie à l’aise avec lui. Il y avait un truc que je ne sentais pas. Bizarrement, j’avais l’impression qu’il était là par erreur. Très rapidement, il n’a plus présenté de symptômes dépressifs. Il n’avait déjà plus d’idées suicidaires à notre première entrevue (ce qui m‘a rappelé Gingko et son Hara Kiri qui m’avait bluffée). Etait-ce encore une fois l’action de la réanimation? Avait-il reçu par hasard de la Kétamine lors de sa chirurgie, décrite comme efficace contre la dépression et les idées suicidaires rapidement après la perfusion et durant jusqu’à parfois deux semaines? Je ne le savais pas et avoue que ces questions n’étaient pas présentes au moment où je le voyais.

Antoine me paraissait en fait le prédateur. Je ne parvenais pas à voir en lui la victime mais l’auteur du cauchemar qui avait amené Sylvia à prendre la décision courageuse de s’en séparer. Elle m’avait appelée pour s’enquérir des nouvelles de son ex compagnon et m’avait dressé le tableau d’un personnage soufflant le chaud et le froid, capable d’attentions magnifiques comme d’un désintérêt cassant et méprisant, pouvant être violent aussi bien verbalement que physiquement. Sylvia m’avait bien sûr précisé de ne surtout pas dire qu’elle avait appelé. Elle ne désirait plus le voir et faisait des démarches pour changer de travail.

Je percevais qu’Antoine désirait paraître au mieux avec moi, faire bonne impression. J’étais décisionnaire de sa prise en charge psychiatrique, avec ce fameux pouvoir de le faire rester ou sortir de nos lits.

On pouvait dire assez facilement qu’Antoine avait une personnalité narcissique. Je ne rentrerai pas dans le débat sur le pervers narcissique, assez à la mode qui a été l’occasion à un certain nombre de collègues de rédiger des ouvrages à ce sujet. Cependant, au vu des éléments fournis par Sylvia, il n’était pas impossible qu’il puisse rentrer dans la description de ce type d’individus. Dont la jouissance de la souffrance de l’autre fait partie du profil. Je vous avouerai que ce n’est pas évident à aborder en entretien. En tous cas, à l’époque, je ne me sentais pas en mesure de pouvoir le faire.

Nous avons pu établir que son état émotionnel était meilleur sur une période assez longue. Sa cicatrice était belle. Antoine tolérait bien l’antidépresseur que ma collègue qui l’avait vu en liaison dans le service de réanimation avait introduit et dont je n’avais fait qu’ajuster la posologie. Nous lui avions trouvé un collègue pour le voir régulièrement à sa sortie.

Bref, il était sortant.

Sera-t-il une nouvelle fois victime de l’amour? En fera-t-il d’autres?

L’arrêt du lithium et le bras bifide coloré de Janine

lithium

Lorsque j’étais à l’hôpital général, en temps qu’interne, une patiente est arrivée dans nos lits dans un sale état, accompagnée de son mari. Janine avait pris sa retraite l’année précédente. Elle avait une soixantaine d’années. Enseignante en anglais, elle avait eu une belle carrière et pu s’épanouir dans tous les domaines. Mariée à Patrice, Janine vivait encore une belle histoire. Leur complicité était réelle. Ils avaient eu trois beaux enfants, partis de la maison depuis un moment. Ils avaient pu se retrouver à leur départ. Bref, tout se passait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Juste Janine avait eu pour antécédents à l’âge de vingt ans deux épisodes maniaques qui avaient justifié la mise en route d’un traitement par sels de lithium, le traitement de référence dans le trouble bipolaire (voir ici une autre situation de trouble bipolaire, avec Annie et celle de Colas, ses hauts et ses bas). Elle le prenait depuis trente ans et n’avait pas refait d’épisode depuis tout ce temps.

Mais cet été, Janine avait commencé à présenter des symptômes un peu bizarres. Elle fatiguait pas mal, ayant besoin de dormir beaucoup plus. Jusqu’à parfois s’assoupir dans des contextes inhabituels. Cette enseignante assez vive intellectuellement avait des difficultés à s’exprimer, perdait le fil de ses idées. A côté de cela, elle urinait beaucoup et buvait beaucoup. Par moments, Janine semblait perdre conscience de son environnement. Bref, cela n’allait pas. En voyant son médecin traitant, celui-ci fit un bilan biologique après l’avoir examinée et il retrouva une insuffisance rénale sévère et une lithiémie (le dosage du lithium dans le sang) beaucoup trop élevée. Le lithium fut arrêté et c’est à ce moment qu’elle arriva dans l’unité où je travaillais à l’époque.

Comme Janine était très sédatée, avec un franc ralentissement et des troubles de la conscience, le diagnostic de surdosage en lithium n’était pas très complexe à faire. Il s’agit d’un traitement dit « à marge thérapeutique étroite ». Cela signifie que s’il est sous-dosé, il n’est pas efficace et s’il est surdosé il peut être toxique. Janine avait eu un des effets indésirables du lithium relativement connu bien que loin d’être systématique : l’insuffisance rénale chronique. Elle arrive souvent très progressivement. Ce qui fait qu’en temps habituel, on a le temps de la voir venir. Mais Janine prenait ce traitement depuis si longtemps sans aucune conséquence qu’elle n’avait pas eu de suivi très rigoureux depuis un moment à ce niveau-là. Normalement, une lithiémie doit être faite de même que le dosage de la fonction rénale de manière régulière pour justement éviter ces mauvaises surprises.

Nous avons d’abord observé l’évolution de Janine. Le surdosage peut en effet durer longtemps et il n’y a pas de traitement spécifique contre cela. En même temps, nous devions discuter du traitement régulateur de l’humeur à mettre en relais du lithium. Janine était parvenue à vivre trente ans sans épisode grâce à cette molécule mais avait eu des épisodes assez graves lorsqu’elle était jeune.

Peut-être avons-nous trop attendu. En tous cas, à un moment, Janine à commencé à reprendre du poil de la bête. Elle s’est «réveillée». Est devenue plus vive, dans la communication, le contact. Elle nous racontait des blagues. Une certaine créativité s’était emparée d’elle, de toute part. Janine avait demandé à son mari un cahier, qu’elle était parvenue à remplir en une nuit, avec des poèmes, des découpages et collages à partir de magazines, des dessins, des chansons, des aphorismes…

C’était parfois sans queue ni tête.

Nous étions devant un nouvel épisode maniaque, relativement franc. Janine ne dormait plus, ne pouvait plus être suivie dans ses raisonnements tellement elle allait vite. Et cette productivité, désordonnée, pouvait être belle et incohérente à la fois.

Janine a même commencé à avoir une activité délirante, avec des hallucinations que je n’ai jamais retrouvé chez d’autres patient·e·s de cette manière là. Elle avait la sensation que son bras droit mesurait deux bons mètres de long, se finissant en pince de crabe au lieu d’une main, avec l’une des pinces rose et l’autre verte, toutes deux tirant sur le fluo. Elle le voyait et le ressentait de manière bien vivide, ce qui l’inquiétait à juste titre!

Nous avons donc introduit un nouveau traitement. Par antipsychotique (voir cet article pour en savoir plus). L’olanzapine, bien ancrée sur le marché à l’époque, fut choisie. Plutôt efficace pour la gestion des épisodes maniaques, elle n’était pas dénuée d’effets indésirables. Elle stimulait notamment bien la faim. Alors comme les repas de l’hôpital étaient limités dans leurs barquettes standardisées, Janine commençait à piquer le goûter des autres patients dans l’office. Plusieurs fois prise sur le fait, elle faisait la moue comme une enfant, arguant qu’elle avait l’estomac dans les talons et qu’on l’affamait volontairement pour la rendre folle.

Il est toujours un peu difficile dans ces moments de ne pas paraître maltraitant·e·s aux yeux des patient·e·s ou de leur famille. La iatrogénie du traitement, en créant la faim, avait provoqué des comportements inadaptés. Pour les corriger, il fallait limiter l’accès à la nourriture pour éviter que Janine ne prenne trop de poids. En la laissant souffrir de la faim.

On aurait aussi pu changer de traitement, mais les neuroleptiques classiques n’avaient pas la côte dans le service et les autres régulateurs de l’humeur n’agissaient pas assez vite pour régler les épisodes maniaques seuls d’après le raisonnement de mes chefs. Ainsi, il est classique de prescrire à la fois un antipsychotique ET un régulateur de l’humeur lors d’un épisode maniaque. Voire si l’agitation est importante, des anxiolytiques (régulièrement de deux classes différentes, benzodiazépines et antipsychotiques sédatifs).

La question se posait de réintroduire le lithium si la fonction rénale récupérait. Ce qui pouvait mettre pas mal de temps. Alors nous nous sommes dits que cela pourrait se faire dans un second temps.

Petit à petit, Janine s’est posée. Ses perceptions sont rentrées dans l’ordre. Son sommeil s’est rétabli. L’agitation et la créativité se sont peu à peu évanouies. L’impulsivité de ses comportements a régressé jusqu’à pouvoir la contrôler. Elle a même commencé à être à nouveau un peu plus fatiguée, sédatée par le traitement. La posologie a pu être diminuée. Comme la fonction rénale n’était pas encore rétablie à un niveau rassurant, nous n’avons pas remis le lithium.

Janine est sortie consciente, l’esprit clair, sur ses deux jambes. Elle avait été surprise par cet épisode, plein de rebondissements. Le lithium, ce médicament qui l’avait protégée durant trente ans, l’avait mise bien mal, au point d’avoir l’impression qu’elle avait failli y passer. Elle ne savait plus trop que penser de lui. Si elle désirait y revenir ou pas, indépendamment de l’avis des psychiatres.

Qui sait ce qu’elle a choisi depuis…

La Bouteille cachée de Marie-France

La Bouteille

Marie-France avait fait de nombreuses démarches pour changer de lieu de prise en charge et venir parmi nous. Elle avait déjà eu l’habitude d’être hospitalisée sur son secteur à de multiples reprises pour des syndromes anxio-dépressifs et des cures de sevrage dans un contexte de consommation chronique d’alcool. Un diagnostic de bipolarité traînait dans les cartons. Son ordonnance faisait peur. Tant de lignes.  A son âge.

A peine la trentaine, d’origine antillaise, Marie-France cumulait un certain nombre de difficultés.  Bringueballée dans sa petite enfance à la suite de la séparation de ses parents, elle avait côtoyé un certain nombre de beaux-pères du fait de l’instabilité de sa mère dans les relations amoureuses. Sa mère n’avait pas été en mesure de lui fixer des limites claires car elle avait elle-même eu du mal à se les représenter de par sa propre expérience globalement anarchique. Alors Marie-France ne savait pas trop où elle campait. Sa vie était faite de ruptures.

Sur le plan professionnel, elle enchaînait des contrats courts, se fâchait avec ses collègues, ses patrons, repassait pas la case Assedic puis Pôle Emploi. Elle avait fait tellement de métiers différents qu’elle aurait presque déjà pu dresser un inventaire de la diversité de l’emploi en France. Précaire, bien entendu! Marie-France avait bossé dans la vente et la restauration sur différents postes, mais elle avait aussi fait des jobs comme plier et rouler des affiches publicitaires, trier des factures, coller des timbres, peindre des figurines, faire des saisons loin de chez elle en vendant des chouchous sur la plage, aidant pour les vendanges…

Bref, Marie-France avait vu du paysage et rencontré des gens différents  suffisamment régulièrement pour ne pas avoir d’attaches fixes. Elle considérait que l’Homme était plus un problème qu’une solution et commençait à devenir sérieusement misanthrope. La seule, qui avait grâce à ses yeux, de plus en plus au cours de sa vie, était La Bouteille. Toujours rassurante, apaisante et disponible, si elle en mettait le prix. Jamais un mot plus haut que l’autre. La Bouteille lui conférait ce qui lui semblait le plus important dans cette vie qui générait un embouteillage au sein de ses pensées: leur progressive dissolution, jusqu’à l’oubli.

Seul hic, qui revenait tel un boomerang dès le lendemain, les conséquences relationnelles. Les amis, elle en avait soupé. Mais là, elle avait sérieusement réussi à se brouiller avec sa mère et sa soeur, d’une manière qui lui semblait irréversible. Marie-France ne pouvait désormais plus compter que sur elle-même.

Cette jeune femme pleine de ressources qui avait aussi mis un terme à sa prise en charge addictologique antérieure avait remué ciel et terre pour venir se faire hospitaliser sur le service où je travaillais à ce moment. Elle voulait qu’on réévalue les diagnostics et les traitements qu’elle avait et en profiter pour faire un énième sevrage de La Bouteille (voir ici pour une autre histoire de sevrage chez un pilote de ligne).

Le programme avait l’air alléchant. L’équipe de soins était motivée. Personnellement, j’étais curieuse de la manière avec laquelle mon chef de l’époque allait procéder, car en étudiant le dossier médical et les comptes-rendus qui nous avaient été transférés des établissements de soins qui avaient déjà eu l’occasion de s’occuper de Marie-France, je sentais que nous n’étions pas au bout de nos peines. Outre l’addiction à l’alcool, il y avait eu aussi de nombreuses autres addictions, au cannabis, à la cocaïne, aux médicaments anxiolytiques  (voir cet article sur Huguette et l’arrêt des gouttes) et antalgiques, aux jeux d’argent.

L’impulsivité de Marie-France ne se cantonnait pas aux addictions. Elle se mettait aussi en danger sur le plan alimentaire, avec des crises de  boulimie. Baffrant par exemple deux brioches de quatre-cent grammes et deux tablettes de chocolat en quelques minutes. La culpabilité se déclenchait sitôt l’exploit achevé, l’estomac dilaté. Marie-France usait alors de son fameux pistolet manuel,  l’index et le majeur lui chatouillant le fond de la gorge pour stimuler le réflexe nauséeux et ainsi se vider de son forfait. Allégée du poids acquis temporairement, la culpabilité se dégonflait automatiquement. Jusqu’à nouvel ordre…

Par ailleurs, elle avait aussi une conduite “sportive”. Et il n’était pas rare que Marie-France soit sous l’emprise de l’alcool au volant. Malgré une certaine chance, elle avait tout de même perdu un certain nombre de points de son permis.  Et elle n’était plus très loin de se le faire retirer à la prochaine incartade.

Toutes ces caractéristiques de personnalité laissaient entendre qu’il y avait probablement un trouble de personnalité limite ou borderline sous-jacent (voir cet article pour une autre vignette illustrant cette problématique)

Du fait de son bagout certain, elle avait réussi le tour de force de garer sa voiture non loin du service, sur des places habituellement réservées à des professionnels de santé. Ayant voulu ramener tout son domicile à l’hôpital, comme ses trois valises ne rentraient pas dans le placard de la chambre du service, elle stockait aussi dans sa voiture. Où elle faisait donc régulièrement des petits passages.

Jusque-là, les choses se passaient bien. Nous avions pu progressivement alléger son ordonnance en antalgiques jusqu’à pouvoir retirer ceux de pallier deux et trois, en accord avec l’équipe mobile de la douleur, réduire le nombre d’anxiolytiques pour ne garder plus qu’une seule molécule (elle en avait quatre!) et faire un travail sur le traitement de fond qui associait trop de régulateurs de l’humeur, d’antidépresseurs et d’antipsychotiques pour qu’on puisse avoir une vision claire.

Au bout d’un moment, nous avons par contre senti la réserve qu’avait Marie-France à la diminution de l’anxiolytique qui restait. Et malgré des changements de vêtements pas aussi fréquents qu’il eût été légitime de retrouver, elle faisait des passages à sa voiture qui semblaient se multiplier. Jusqu’au jour ou un soignant a pu la voir “se recharger” dans sa voiture, qui en fait contenait un certain nombre de litres de rhum, destinés à ce qu’elle puisse tenir son hospitalisation qui avait vocation à ce qu’elle puisse se sevrer de l’alcool…

Un classique que j’avais déjà vu lors de remplacements en clinique. Et qui mettait en exergue la difficulté de l’aide portée aux personnes désirant rompre avec la substance pour laquelle la dépendance rendait la motivation au sevrage relativement fragile. Certains pouvaient avoir la “bonne volonté” de tout mettre en oeuvre pour que cela puisse marcher. Faire en sorte que toutes les cartes soient de leur côté. D’autres, à l’avance, prévoient qu’ils craqueront et facilitent la rechute avant même de parvenir au sevrage d’une durée suffisante en se gardant sous le coude de quoi tenir, au cas où cela serait trop dur. Tout en laissant croire aux soignants que leur désir reste intact de parvenir au but initialement recherché.

Il s’agit en fait de la banale ambivalence dont on parle souvent dans le métier de psy (mettez ici le suffixe de votre choix et pour vous y référer, n’hésitez pas à cliquer sur l’article suivant pour différencier les différents psy). Cette ambivalence est particulièrement importante dans le contexte du sevrage, aussi bien pour les dépendances avec substances que sans. La volonté étant un processus labile, pouvant passer d’un ancrage à l’allure stable, à un moment donné, à une notion bien plus éthérée, parfois pour certain·e·s quelques minutes après avoir fait état de cette détermination à l’aboutissement d’une action.

Pour revenir à Marie-France, nous étions assez embêté·e·s. Comme dans un certain nombre d’institutions, il y avait des règles en vigueur, dont l’application permettait une gestion du service pour éviter le règne de l’anarchie. Certaines, logiques, légitimes, explicables. D’autres, parfois plus arbitraires. En l’occurrence, l’exclusion des personnes qui font rentrer dans l’établissement de soins le produit pour lequel ils viennent effectuer un sevrage est un classique des règles, jugées arbitraires par certains et logique pour d’autres.

Nous aurions été à l’armée, j’aurais compris. Les règles sont les règles, aussi stupides qu’elles puissent être. Mais en médecine, si l’on considère l’intérêt du patient comme le coeur de notre objectif de prise en charge, l’application de certaines règles me semble contre-productive. Malgré mon argumentaire, il me fut opposé que si l’on commençait comme cela, l’anarchie allait s’installer. Qu’il n’y aurait plus de sens à nos prises en charge.

Marie-France a ainsi été “virée” du service, comme la mauvaise élève qu’elle avait été au collège, pour les mêmes comportements jugés non respectueux de l’institution.

Ma curiosité du début s’était transformée en une immense frustration. Le travail avait été fait à moitié. Son ordonnance allégée, la Bouteille faisait encore partie de son quotidien…

Annie, nue en isolement pour sa tentative de suicide

nue en isolement

Alors que je travaillais dans un hôpital de secteur psychiatrique, une patiente a été gravée dans ma mémoire. Je n’ai pourtant eu l’occasion de la voir qu’une seule fois, en chambre d’isolement (voir l’histoire de Piotr, dans des conditions similaires). Annie avait une grosse cinquantaine d’années, les cheveux longs, raides, de couleur poivre et sel. Le sel commençait nettement à dominer sur le poivre. Elle présentait un embonpoint certain, l’air fatigué, anxieuse. Une brosse à dent n’avait pas souvent dû rencontrer les siennes.

Dans sa chambre d’isolement, il n’y avait qu’un matelas. Pas de draps ni de couvertures, aucun objet risquant d’être détourné de ses fonctions pour être utilisé à “mauvais escient”.

Annie était en effet suicidaire et pour la protéger d’un geste agressif envers elle-même, tout objet pouvant avoir un rôle potentiel dans un passage à l’acte avait été retiré.

Elle se trouvait donc intégralement nue en isolement, recroquevillée en position fœtale sur son matelas en plastique non déchirable et non inflammable.

Au cours de l’entretien et en consultant son dossier médical, il semblait évident qu’Annie souffrait d’un trouble bipolaire de type 1 (voir l’histoire de Colas, souffrant de trouble bipolaire de type 2). Elle faisait des épisodes maniaques délirants avec insomnie totale, agitation, au cours desquels elle faisait n’importe quoi. A côté de cela, elle avait des dépressions sévères pendant lesquelles elle délirait aussi, avec des idées suicidaires et des tentatives de passage à l’acte qui nécessitaient de la protéger.

“Une” chose cependant me froissait dans sa prise en charge. Son traitement depuis 30 ans était de l’Haldol, un antipsychotique dit de première génération (voir cet article sur les antipsychotiques). Un traitement très efficace contre la schizophrénie, les épisodes délirants de manière générale ou dans le contexte des épisodes maniaques sur des durées restreintes. Mais qui est moins indiqué comme traitement de fond d’un trouble bipolaire. Même à l’époque où cette maladie se nommait maladie maniaco-dépressive ou encore avant psychose maniaco-dépressive. En effet, dans le trouble bipolaire, un traitement régulateur de l’humeur est mieux indiqué pour soigner au mieux ce type de pathologie.

Annie était hospitalisée cette fois-ci pour une dépression sévère avec un délire de ruine et des idées suicidaires très présentes ayant occasionné déjà deux tentatives de passage à l’acte pour cet épisode (voir le passage à l’acte de Nicolas dans le service). Une première fois elle avait tenté de mourir en prenant tous ses traitement au domicile, ce pourquoi elle avait d’abord été hospitalisée aux urgences puis en réanimation quelques jours avant son transfert dans l’hôpital psychiatrique. Elle était restée suicidaire et avait à nouveau tenté de se tuer dans le service à l’époque où elle était en chambre normale. Elle avait utilisé ses draps pour se pendre et avait été rattrapée de justesse avant que les choses ne dégénèrent.

C’est pour ces raisons qu’elle se retrouvait donc face à moi ce jour-là, nue comme un ver, dans cette pièce sombre et inhospitalière.

Elle était encore suicidaire et malgré la détresse qui se lisait dans son visage et qu’elle exprimait par la crainte de rester seule, encore une fois, il fallait reconduire cette fichue prescription d’isolement thérapeutique. Pour la sauver contre son gré. Et l’empêcher de mourir.

En espérant qu’elle croise vit la route d’un·e psychiatre qui changera son traitement et lui mettra un régulateur de l’humeur…

Etre psychiatre et hospitalisé en psychiatrie

psychiatre et hospitalisé

Alors que j’étais jeune interne, j’ai fait la connaissance de Jean-Edouard, se retrouvant dans une situation un peu délicate. Hospitalisé dans un service de psychiatrie de l’hôpital général. Lui, qui est psychiatre.

Bien évidemment il ne se pensait pas immunisé contre la maladie mentale en étant soignant dans ce domaine. Il avait d’ailleurs déjà eu deux dépressions au cours de sa vie. Mais tout de même. Se faire poser le diagnostic de dépression mélancolique. Dans sa fonction et à son âge. Cela signifiait tellement de choses. Dont il ne pouvait être rassuré. Jean-Edouard savait tout. Il anticipait le déroulé de la situation. Ce qui participait à la majoration de son anxiété. Le Sachant a une longueur d’avance sur le Non-Sachant. Mais à quel prix. Celui de la crainte et du catastrophisme. En ayant vu le pire, le grave, la tendance à sélectionner les histoires de patients qui ont le plus mal tourné amenait Jean-Edouard à s’imaginer avoir tous les critères de gravité possibles et être sûr d’avoir tous les effets indésirables les plus gratinés des thérapeutiques qui pourraient être proposées.

Pour être claire, dans une situation comme celle dans laquelle il était, Jean-Edouard pouvait bénéficier soit d’un traitement pharmacologique par antidépresseurs, à l’ancienne, en intraveineux, soit d’un traitement par électroconvulsivothérapie (ECT, aussi appelé sismothérapie ou électrochocs (voir cet article sur le même sujet).

Le meilleur traitement et le plus rapidement efficace est la solution qui reste dans l’imaginaire collectif la plus intimidante (voir cet article sur Fort Boyard et l’image de la psy en France). Pour les psychiatres, le référentiel n’est pas l’imaginaire, la littérature ou le cinéma (même si l’on peut s’en nourrir et l’intégrer), mais l’expérience clinique. Cependant, chaque expérience clinique est subjective. Et si tous les médecins ne se basaient que sur leurs expériences cliniques, la médecine n’aurait pas avancé aussi vite. La science, les études organisées, vérifiées, répétées, ont permis de partager les connaissances et ne pas se limiter aux siennes propres. Scientifiquement, dans le contexte de sa maladie, le traitement de choix pour aller au plus vite vers une amélioration durable était donc l’ECT.

Mais pour Jean-Edouard, ce n’était pas possible. Dans son expérience personnelle de psychiatre, il avait vu trop de patients avec des effets indésirables qu’il ne pouvait tolérer avoir. Perdre la mémoire, même transitoirement, était inacceptable pour lui. Cela l’angoissait terriblement.

Car oui, ce traitement de choix a la possibilité relativement fréquente de donner des troubles mnésiques. Le plus souvent, il ne s’agit que de troubles de l’encodage durant la période des chocs. Cela signifie que les personnes oublient entre deux séances un certain nombre d’événements qui leur sont arrivés. Surtout lors de ce qu’on appelle le traitement d’attaque. C’est une période ou les chocs sont rapprochés, au début, avec deux ou trois séances par semaine, pour faire rapidement régresser les symptômes. Habituellement il n’y a pas d’impact sur la mémoire des événements arrivés avant le début des chocs et après la fin des chocs. Parfois, cela peut déborder et des pans entiers de mémoire semblent avoir disparu. La plupart du temps, quand cela arrive, c’est en fait comme si les souvenirs avaient joué au Rubik’s cube. Ils sont là, présents, mais mélangés. Il faut donc avoir la patience de pouvoir les retrouver, redécouvrir le chemin d’accès de leur nouvelle cachette.

Alors Jean-Edouard a choisi de refuser cette technique. Il a préféré sa bonne vieille perfusion d’ANAFRANIL (Clomipramine). D’autres effets indésirables peuvent survenir, mais ceux-là, il n’en avait pas peur. Ce n’était que du physique. Ce psychiatre sensible à la perte de contrôle garderait sa conscience de lui-même pleine et entière. Il ne risquerait pas sa mémoire, si précieuse.

Pour cette fois-ci, il avait eu le nez creux. Même si cette dépression était beaucoup plus grave que celles qu’il avait vécues par le passé, le traitement médicamenteux seul avait suffit à lui faire recouvrer toutes ses aptitudes. Jean-Edouard avait pu guérir de sa dépression. Reprendre le travail auprès de ses patients. Et amoindrir la culpabilité de les avoir un temps abandonnés.

Il avait su ce qui était le mieux pour lui. Nous l’avons écouté. Et ce malgré nos a priori sur ce que nous pensions qui aurait le plus d’efficacité le plus rapidement et la tentation d’essayer de le convaincre. Bien nous en prit. Jean-Edouard est guéri!

Paulette, séductrice de 93 ans, terrasse la dépression!

séductrice

 

Paulette est rentrée dans le service de psychiatrie de l’hôpital général où je travaillais car elle n’y arrivait plus. A quatre-vingt-treize ans, cette fraîche personne âgée ne s’en sortait plus à domicile.

Paulette avait été secrétaire particulière d’un magnat de l’immobilier parti faire fortune aux Etats-Unis, où elle a vécu quelques dizaines d’années. Ayant eu de nombreux amants dans sa vie, elle ne s’était jamais mariée et n’avait jamais eu d’enfants. Belle blonde aux yeux bleus, Paulette avait vécu pas mal de choses dans sa longue vie, qu’elle ne regrettait pas. Les hasards des rencontres et les différents choix faits ne l’avaient pas amenée à être mère, et logiquement donc pas grand-mère. Cela ne lui posait pas de problème. Cette femme à forte personnalité avait des dons artistiques, tant dans le dessin, la peinture, que dans le chant. Paulette avait aussi été la muse d’autres artistes. Son débordement de vie lui avait permis de rencontrer pas mal de monde et elle avait eu de nombreux·ses ami·e·s. Bien évidemment, du fait de son grand âge, Paulette avait eu l’occasion d’en voir mourir l’écrasante majorité. Du coup, comme beaucoup de personnes approchant du centenaire, elle souffrait de cette fameuse maladie du siècle, grandissante dans nos sociétés occidentales: la solitude.

Alors Paulette s’était organisée en hébergeant une personne chez elle qui en contrepartie l’aidait à faire les choses qu’elle avait de moins en moins de facilité à faire (voir cet article sur une autre patiente ayant eu la même idée). Le ménage, les courses pour porter les choses trop lourdes pour elle, un peu de cuisine. Augustine n’était pas aide à la personne à proprement parler mais officiait comme tel en bénéficiant du logement trop grand de Paulette. Elles fonctionnaient bien toutes les deux et chacune y trouvait son compte. Jusqu’à ce que Paulette chute et se fasse une fracture du col du fémur droit. La fameuse. La fracture bien connue des gériatres comme génératrice d’une perte d’autonomie responsable d’un risque élevé de décès chez le sujet âgé. Comme il se doit, Paulette a été hospitalisée, d’abord en orthopédie pour bénéficier d’une PTH (prothèse totale de hanche), puis en centre de rééducation afin de récupérer son aptitude à la marche. Elle était motivée. Puis, notre adorable nonagénaire est rentrée au domicile.

Et c’est là que tout s’est gâté. Augustine avait fait comme chez elle en son absence. Elle avait remanié l’appartement de Paulette qui du coup ne reconnaissait plus son chez elle. Cela l’avait désorientée. Ne retrouvant plus ses repères, il y avait une perte de temps, une désorganisation et une terrible sensation de désappropriation. Mais Augustine avait tellement fait pour elle qu’elle n’osait pas se plaindre. Paulette tentait de s’en sortir, et ravalait sa colère, son désarroi. Tout en ruminant à ce sujet. Au début de manière tolérable. Et progressivement jusqu’à l’envahir à chaque instant de son éveil. Ainsi que de ses rêves. Paulette en était arrivée à une dépression mélancolique. Elle ne quittait plus son lit, ne se lavait plus, ne s’habillait plus, elle qui était en temps habituel si coquette. Plus rien ne comptait. Elle pensait finir à la rue, que son appartement n’était plus le sien (voir cet autre article illustrant le vécu dépressif sévère d’un autre patient).

Emilie, une nièce par alliance était la seule personne ressource qui lui semblait bienveillante. De loin, elle comprit que la situation nécessitait une prise en charge psychiatrique et fit la démarche de se rapprocher de notre service. C’est comme ça que j’ai fait la connaissance de Paulette.

Du fond des entrailles de la Terre, elle est rapidement revenue, par un traitement antidépresseur bien conduit. Bonne répondeuse, j’ai vu cette vieille personne initialement désincarnée, morte vivante, reprendre progressivement une prestance impressionnante. Paulette, du haut de ses quatre-vingt-treize ans, se remettait à se maquiller avec soins, mettre de la lingerie fine qui la rendait ultra sexy et avait des attitudes aguicheuses qui avait même fait dire à l’un de mes internes de l’époque:

  • J’aurai bien aimé la connaître avec soixante ou soixante-dix ans de moins. Elle devait être une sacré bombasse! J’avoue que même à cet âge ça me fait quelque chose…

Et il est vrai que l’on sentait la séductrice qu’elle avait dû être toute sa vie.  Remise d’aplomb, elle était de nouveau capable de chanter tel le rossignol, avec une voix qui n’avait rien à envier à celle des chanteuses professionnelles arrivées à cet âge glorieux. Plaire était dans son ADN. Les rides et les autres traces du temps écoulé que son corps avait gardé ne masquaient pas la jeune femme qu’elle était encore, éternellement. Son esprit vif et espiègle, curieux et aventureux n’avait pas changé et l’on ne sentait pas la marque des années passées sur elle.

Naturellement, elle est sortie du service pour retourner chez elle. En prenant soin de voir avec sa nièce comment gérer avec Augustine ce retour.

Manifestement, nous n’avions pas été suffisamment vigilant·e·s et prévoyant·e·s. Car deux mois après, Paulette est revenue dans le service dans le même état que la fois précédente. L’ombre d’elle même. Quasi mutique. Incapable de se débrouiller à la maison.

A nouveau, mais sur un temps beaucoup plus long, Paulette s’est remise de cette rechute dépressive. Le rossignol chantait à nouveau! Nous ne savions initialement pas si cette rechute marquait uniquement un trouble de l’humeur ou si cela ne signait pas un processus démentiel débutant sous-jacent. Nous lui avons donc fait un bilan neuropsychologique. Il était rassurant. Paulette n’avait pas de maladie d’Alzheimer ni d’autre démence. Mais elle avait été échaudée par l’expérience du retour au domicile. Et du fait de la moindre confiance qu’elle avait en Augustine, et de l’insistance de sa nièce Emilie, Paulette finit par accepter d’aller au mouroir. C’est ainsi qu’elle nommait la maison de retraite ou EHPAD pour Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (voir cet article relatant le vécu de l’intérieur d’une employée d’EHPAD).

Les dernières fois que j’ai vu Paulette en consultation, elle allait bien. Elle me tenait au courant de l’ambiance de son lieu de villégiature.

  • Non mais vous imaginez docteure, il n’y a que des vieux là-dedans. Ce n’est pas comme ça que je vais trouver l’amour de ma vie!  
  • Vous oubliez votre âge? vous n’êtes pas forcément la plus jeune, non? lui rétorquais-je, amusée.
  • Popopo! L’âge, c’est dans la tête. Je ne m’accorde pas avec la majorité de ces gens-là. Ils étaient déjà vieux avant de rentrer au mouroir, mais là-bas, on nous y précipite, vers la fin.
  • Qu’entendez-vous par cela?
  • L’infantilisation est la sensation la plus désagréable que je peux ressentir au quotidien. Des employé·e·s nous parlent comme à des gamins  de quatre ans. Ça m’horripile. Alors je le fais savoir. Et je ne suis pas forcément très aimée. Mais je m’en fout. Le respect doit être bilatéral.
  • Effectivement, ça ne doit pas être très agréable.
  • Pour compléter, la nourriture est sans saveur. Les cuissons abominables. Ils se trompent régulièrement de menus. Les activités manquent d’entrain. Mais du coup je m’engage. J’ai fait signer une pétition par les autres résidents et leurs familles pour obtenir une cuisine plus décente. Et cela a été pris en compte!
  • Ça ne m’étonne pas de vous. Gardez cet état d’esprit que vous avez toujours eu. Il continuera de vous emmener loin.

Partie de l’hôpital, je ne sais pas ce que Paulette est devenue. Mais elle m’a marquée. J’espère que j’aurai autant la pêche qu’elle plus tard.

Quand j’y repense, je me demande bien ce qui conserve tant. La coquetterie? La jeunesse de l’état d’esprit? Ou le fait de ne pas avoir eu d’enfants?

C’est râpé pour le dernier critère, mais je crois que je vais  un peu plus m’investir dans les deux premiers…

 

Victor ou des JO (jeux olympiques) à l’HO (hospitalisation d’office)!

JO à HO

Victor m’a marquée pour plusieurs raisons. Il avait eu un destin brisé et il illustrait le principe souvent vérifié que l’intensité de la maladie mentale est inversement proportionnelle à l’intensité des décompensations somatiques par ailleurs.

Je l’ai rencontré à l’hôpital psychiatrique lorsque j’étais interne. Victor était là depuis déjà quelques semaines et connaissait bien les lieux. Ce n’était pas son premier séjour, loin de là. Il souffrait d’une schizophrénie paranoïde avec un délire de persécution mais avait eu une vie riche en émotions. Gymnaste de haut niveau lorsqu’il était plus jeune, Victor avait été sélectionné pour participer aux jeux olympiques. Il s’était longuement préparé mais peu avant d’y aller il s’était mal réceptionné sur un saut et s’était fracturé les deux poignets. Abattu de cette malchance, Victor avait déclenché sa maladie peu de temps après et n’avait jamais pu revenir à sa profession. Il restait très costaud, très actif, mais il délirait souvent et retournait régulièrement à l’hôpital.

Victor, comme beaucoup de patients souffrant de schizophrénie, n’avait pas toujours conscience qu’il était malade et refusait par moments de conserver un traitement indispensable au long cours pour éviter les rechutes. Il revenait donc souvent dans ce lieu qu’il était en mesure de faire visiter aux nouveaux arrivants comme un guide de musée.

Quelques années avant, Victor avait été hospitalisé sous contrainte en HO (hospitalisation d’office, devenue depuis SPDRE pour Soins Psychiatriques à la Demande d’un Représentant de l’Etat). Il avait eu la bonne idée de participer au défilé militaire du 14 juillet et ce n’est qu’au bout de plusieurs minutes que la sécurité a pu constater qu’il n’avait pas le même uniforme que le reste du groupe dans lequel il s’était faufilé. Ayant une arme blanche sur lui, Victor fut rapidement pris en charge par l’Infirmerie de la Préfecture de Police de Paris (I3P dans le jargons des psychiatres) après avis du Préfet. Puis transféré sur son secteur en HO dès que la situation fut tirée au clair.

Contrairement à d’autres, il avait agi dans un contexte délirant et n’avait pas eu l’intention de tuer le président. Après ces frasques, Victor resta un bon moment hospitalisé et il lui fut donné un traitement dit retard (voir cet article sur les traitements antipsychotiques).

Il s’agissait d’injections intramusculaires d’un traitement neuroleptique dispensées toutes les quatre semaines. Cela permet aux patients qui ont tendance à souvent oublier les médicaments ou qui sont réfractaires à une prise quotidienne de pouvoir être tout de même pris en charge de manière efficace, tout en se sentant malades moins souvent. Le rappel de la conscience de la maladie n’est plus quotidien mais mensuel. Ce qui pour certains est beaucoup plus acceptables. Pour d’autres, cette modalité d’administration est mal vécue car elle peut rappeler les injections intramusculaires des traitements dispensés dans le contexte de passages à l’acte agressifs ou de refus de traitements par la bouche. Mais ce sont biens deux choses différentes. Même si cela peut déclencher des souvenirs avec des similitudes existantes.

Victor avait donc à la suite de cette hospitalisation des injections retard pour lesquelles il allait au centre médicopsychologique (CMP) toutes les 4 semaines. Cela se passait bien. Plusieurs années durant. Jusqu’à l’oubli d’un rendez-vous. Et par un concours de circonstances, malgré les relances du CMP, il s’est passé plusieurs semaines sans que Victor puisse bénéficier de son traitement. Il a rechuté, avec un délire de persécution assez floride qui a nécessité de le réhospitaliser. Très volubile, comme une pile électrique, son esprit partait dans tous les sens et il interprétait tout ce qui pouvait y avoir dans son environnement. Parfois très drôle, souvent incompréhensible, l’arborescence de sa pensée rendait Victor touchant. Son imagination débordait, suintait de cet esprit confus. Médicalement, nous avons sur le moment vu devant l’agitation et la vitesse de sa pensée et de son expression  un trouble schizoaffectif avec un épisode d’allure maniaque qui se manifestait. En ajoutant un traitement régulateur de l’humeur à cet effet, Victor a pu décélérer progressivement. Mais un épisode intercurrent retint mon attention. Un jour Victor eut une plainte inhabituelle. Une douleur abdominale violente, intense, avec de la fièvre. Après un examen clinique et une prise de sang, on posa le diagnostic de pancréatite aiguë. Devant la chronologie, nul doute qu’il s’agissait d’un effet indésirable du traitement thymorégulateur que nous avions introduit peu de temps avant. J’avoue que ce jour là je ne fus pas peu fière d’avoir eu l’idée de doser les enzymes du pancréas ayant permis de trancher. Parce que sur le Vidal, cet effet indésirable était marqué comme rare à l’époque (peu fréquent maintenant, avec précision du risque d’une “évolution fatale” si le traitement n’est pas arrêté précocement). Nous l’avons donc arrêté avec vélocité et hydraté Victor avec une perfusion contenant entre autre des antalgiques.

Ce qui me frappa par dessus tout était l’état psychiatrique de Victor quand il a commencé à avoir cette pancréatite. Méconnaissable, il était devenu posé, cohérent, lucide, capable de critiquer son délire avec justesse. Ce qui met en lumière ce que j’évoquais en début d’article et que j’ai eu l’occasion de voir dans de nombreuses circonstances: une personne avec une maladie psychiatrique aiguë, décompensée, a tendance à s’améliorer quand elle se retrouve avec une maladie somatique (physique, non psychiatrique) intercurrente. Avec dans certains cas des impressions de guérison complète. J’avais déjà eu une description dans cet article (Hara Kiri) de cette situation.

Des hypothèses de recherche sur une origine immuno-inflammatoire de certaines maladies psychiatriques tendent à compléter les interactions supposées entre l’état physique et la présence de maladies dites somatiques et l’état psychique avec la présence de maladies psychiatriques.

Faut-il pour autant imaginer provoquer des maladies physiques volontairement pour étudier le processus scientifiquement? Nul doute qu’aucun comité d’éthique ne pourrait laisser passer ce type de protocole pour tenter d’évaluer cette hypothèse.

Et heureusement!

Bien dormir ou maigrir: il faut choisir!

Dormir ou maigrir

Farida venait à ma consultation du fait de troubles du sommeil. Comme pas mal de patients que je suivais à l’hôpital général, elle avait déjà un traitement et la collègue qui la suivait avant avait réussi à l’équilibrer avec un traitement dont le rôle initial n’était pas vraiment celui de gérer les troubles du sommeil. Elle prenait un neuroleptique atypique (voir cet article expliquant ces traitements), l’olanzapine pour ne pas la nommer. Cette molécule peut avoir comme effet indésirable de sédater, fatiguer, faire dormir. Mais ce n’est pas le but premier. C’est assez fréquent en psychiatrie d’utiliser certaines molécules sans forcément respecter l’autorisation de mise sur le marché (AMM). Les laboratoires, lorsqu’ils font leurs études de validation, se contentent de démontrer que leur produit marche dans certains contextes. Ils laisseront les médecins ensuite prouver que cela peut marcher ailleurs. Cela fait des dépenses en moins.

Pour revenir à Farida, cette mère de deux adolescents était divorcée et avait un nouveau compagnon. Cela se passait bien. Elle me disait que les enfants s’accomodaient et s’entendaient bien avec lui. Et elle était amoureuse. Très amoureuse. Alors quand son Jules est parti dans le Sud pour se reconvertir en prof de plongée, Farida s’est retrouvée à devoir faire un choix difficile. Laisser les enfants à leur père complètement pour rejoindre Jules ou abandonner cette histoire d’amour qui se passait si bien.

Après s’être retourné le cerveau des jours durant, Farida fit le choix de ne pas vraiment faire de choix. Elle décida de passer un mois ici avec ses enfants et un mois dans le Sud avec son chéri. Farida ne pouvait pas se permettre financièrement de prendre le train toutes les semaines. C’est donc ce qui lui avait semblé le plus raisonnable. Ses enfants étaient assez grands pour se gérer une partie du temps, avec leur père pas trop loin. Et elle s’en occupait tout de même à distance, les avait souvent au téléphone, quand elle n’était pas là.

A ce moment, la prise en charge devint plus emaillée, plus compliquée. Il fallait bien se coordonner pour se voir.

Comme Farida passait du temps dans le Sud, elle était plus souvent en situation d’être confrontée à une partie de son anatomie visible aux yeux des autres. Oui, dans le Sud, on a l’air d’avoir tendance à s’habiller moins chaud que dans le Nord du pays. Et la visibilité de son corps avait entraîné chez Farida un désir de contrôle de son apparence plus important que par le passé. Or le traitement qu’elle prenait avait tendance à l’amener sur le terrain de la gourmandise. Et si Farida se laissait aller, elle ne pouvait s’empêcher de prendre du poids. Peu regardante au départ, cette femme coquette avait fini par constater sa croissante générosité qui commençait à l’inquiéter, d’autant que son Jules ne lésinait pas sur les comparaisons animalières parfois douteuses.

L’inscription à la salle de sport était devenue indispensable. Farida devint rapidement addict à cette nouvelle drogue de l’activité physique. Cela lui donnait des résultats probants. Jusqu’à un certain point. Son désir de perdre était à la hauteur des grands sportifs qui ne rêvent que de gagner. Mais elle n’avait pas à quarante-cinq ans le physique d’une jeune fille de vingt ans. Et cela commençait à la titiller.

C’est alors qu’elle me demanda s’il était possible d’agir sur son traitement. Je lui proposais volontiers une diminution de son olanzapine en vue d’un arrêt. De dix milligrammes à cinq, cela passa aisément. Mais le sommeil devint à nouveau difficile à l’arrêt du traitement. On repassa donc au cinq. Avec succès. Pas de sevrage complet, mais cette diminution suffisait à son équilibre.

Puis Farida décida de rester définitivement dans le Sud avec Jules et passer elle aussi son brevet de prof de plongée. Je l’imagine bien comme un poisson dans l’eau…

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