Suzanne fait partie de ces être déracinés. A soixante-treize ans, elle a vécu une fraction de sa vie restreinte sur le territoire français. Cette mère de trois enfants a quitté il y a deux ans le soleil de Tunisie où elle avait vu le jour pour venir s’occuper de Saïd, son plus jeune fils installé ici. Saïd, qui a des soucis de santé mentale.
Les deux aînés, dont l’un était en Tunisie et l’autre au Canada, je n’en ai jamais entendu parler. Pas plus que du père de ses enfants, décédé il y a plus de vingt ans d’un accident cardiaque. Mais Saïd, le petit dernier, elle n’avait que son nom à la bouche tout du long de chacune des consultations où j’ai pu la recevoir.
Il était déjà un peu suivi par un psychiatre en Tunisie et avait reçu des médicaments mais elle ne se souvenait plus trop quoi ni pourquoi. A contrecoeur, mais ne sachant comment faire autrement pour sauver sa fève, son loukoum, elle a fait place nette en lâchant son bel appartement qu’elle louait là-bas, pliant bagages avec le strict minimum pour venir s’installer dans le deux pièces de son fils dont elle payait déjà le loyer depuis des années. Ses amis et le reste de la famille lui manqueront peut-être, mais sa place est ici, auprès de la prunelle de ses yeux.
Cependant la prunelle est véreuse. Saïd, trente-deux ans, passe le plus clair de son temps rond comme une queue de pelle. Il avait réussi tant bien que mal avec l’aide de maman (influente à distance) à trouver une situation il y a cinq ans quand il avait décidé de partir de Tunisie. L’eldorado français l’avait attiré. Le champ des possibles lui avait semblé infini. Au départ, Saïd avait réussi à être à la hauteur des attentes des personnes auprès de qui sa mère l’avaient recommandé. Mais cela ne dura pas bien longtemps et Suzanne eut la chance d’avoir déjà la chevelure intégralement de sel. Pas de besoin de se faire de cheveux blancs supplémentaires…
Les soucis débutèrent rapidement par de mauvaises fréquentations pour son petit, qui l’incitèrent à consommer de l’alcool. Du moins c’est comme cela que Suzanne présentait les choses.
- Vous savez, il est teeeellement influençable le pauvre. Pas la moindre volonté. Je sais que ce n’est pas de sa faute. Il faut que je sois derrière lui tout le temps.
- Il a bien réussi à gérer pendant trois ans tout seul si vous étiez en Tunisie et lui en France, suggérais-je pour tenter de donner un minimum de responsabilisation à son fils.
- Vous croyez peut-être qu’il est capable de gérer son argent? J’ai fait sa banquière pendant toute cette période. Et encore aujourd’hui. Il est capable d’aller faire la manche pour pouvoir boire quand il ne lui reste plus rien sur le compte en banque!
Difficile d’appréhender la psychopathologie de quelqu’un qu’on ne voit jamais mais dont on entend parler régulièrement en creux de la relation que la personne qui vient nous consulter a avec. Heureusement que Saïd est suivi déjà par le secteur où il est bien connu et pris en charge.
- Ils me disent au CMP (voir ici le fonctionnement de la psychiatrie en France pour comprendre) qu’il faudrait que je lui lâche la grappe, mais je suis sa mère. Je le connais depuis suffisamment longtemps pour savoir ce qui est bon pour lui. Vous imaginez, ils veulent que je l’abandonne!
- Ils ne vous demandent pas de l’abandonner mais probablement de l’aider à prendre son indépendance j’imagine.
J’avais voulu un moment joindre les collègue mais vu le flou des informations que Suzanne m’avait donné, et le temps que j’avais de disponible à l’époque, je n’avais pas réussi à retrouver qui s’occupait de Saïd.
- Je suis inquiète docteure, je pense qu’ils ne mesurent pas l’ampleur de ses difficultés. Il ne prend pas ses médicaments tous les jours, passe souvent la journée entière au lit dans le noir.
- Et si vous lui proposez votre aide pour la prise des traitements?
- Des années durant c’est moi qui l’ai fait, évidemment. Mais maintenant, il s’énerve, me rejette. J’ai l’impression qu’il commence à croire ce qu’ils essaient de lui mettre dans la tête.
Dans cette prise en charge, je ne savais pas trop où aller. Elle n’avait pas de pathologie psychiatrique à proprement parler. Ses craintes avaient l’air justifiées. Elle défendait un peu son beefsteak, logiquement. Elle n’avait plus de logement en Tunisie, vivait une colocation complexe avec son fils probablement psychotique et alcoolique qui n’avait pas l’air toujours tendre avec elle et elle sentait qu’il finirait par la mettre à la rue, alors même que c’est elle qui payait le loyer et qu’elle n’avait plus de quoi se payer autre chose.
- Je ne suis pas chez moi ici. Je suis une étrangère, je me sens comme la mauvaise herbe sur un beau gazon anglais.
- Et si vous lanciez des dossiers pour avoir un logement social? Ou que vous aidiez votre fils à bénéficier d’aides qui permettront de réduire la part de ce que vous lui donnez pour avoir pour vous?
- J’ai déjà commencé beaucoup de démarches. C’est long l’administration. Et il manque toujours quelque chose.
- Oui, mais ça vaut le coup d’insister. Vous pourrez plus facilement souffler et vous faire moins de soucis.
- Peut-être. Je vais voir…
C’était la dernière fois que je voyais Suzanne au moment de cet échange. Avant de partir, je l’ai adressée à la collègue qui m’a succédée. Encore une fois, je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Mais je préfère m’imaginer qu’elle a pu trouver un logement décent en dehors de celui de son fils. Et que Saïd a pu arrêter de taquiner la bouteille…