Voici le début de l’histoire d’Emmanuel
…
Acrophobie
Forts de ces victoires, nous avons décidé de passer à l’acrophobie. Le bâtiment le plus haut de l’hôpital faisait seulement six étages, mais il bénéficiait d’une belle terrasse qui me semblait l’endroit idéal. Seul hic, le seul accès que j’y avais trouvé était une fenêtre qui vu sa localisation, ne devait pas servir tous les jours. Il fallait déplacer une plante verte de deux mètres et enjamber la fenêtre. Après avoir tenté en vain de trouver quelqu’un à qui expliquer la démarche sans risquer que la sécurité ne se fasse appeler, nous avons fait un peu d’escalade et nous sommes retrouvés sur cette fameuse terrasse. Les bords étaient munis de rembardes, placées suffisamment à ras pour avoir une vue plongeante dès lors qu’on se penchait un peu. Plus au centre, nous pouvions contempler les autres bâtiments de l’hôpital sans être confrontés au vide. Nous avons donc commencé par cette partie plus aisée, pour nous rapprocher progressivement des bords, tout en cotant toujours l’anxiété d’Emmanuel. Quand elle dépassait cinq, nous revenions vers le centre, toujours dans le but de progressivement arriver à une diminution de plus de cinquante pour cent de la peur.
C’est alors que la cadre supérieure du service, bras droit du chef de ce service, nous intima de rentrer tout de suite avant que les gros bras ne déferlent sur nous pour nous y aider. Déconfits, telles des collégiens pris en faute par le pion, nous sommes rentrés en tentant d’expliquer ce que nous faisions. C’est là qu’elle nous apprit que plusieurs personnes s’étaient suicidées depuis cette terrasse l’année précédente et que l’entrée principale en avait été condamnée. Je la rassurais sur nos identités et nos démarches, mais elle ne nous laissa pas continuer, craignant que d’autres personnes ne nous voient depuis d’autres bâtiments et n’appellent les vigiles. La séance était incomplète et laissait un goût d’amateurisme qui me mettait mal à l’aise vis-à-vis des soins d’Emmanuel. Sentant cette gêne, il me rassura en me disant qu’on ferait mieux la prochaine fois. J’eus comme l’impression d’un changement de rôle…
Agoraphobie
La séance suivante, nous devions aborder l’agoraphobie. Parmi les situations anxiogènes en présence de grands espaces et de monde, celle qui l’était le moins était de se trouver en terrasse de café. Nous décidâmes de mettre cela en pratique, ce qui pouvait prêter à confusion de l’extérieur. Je n’étais pas tranquillement en train de boire un verre avec un patient (ce qui déontologiquement n’est pas sensé se faire) mais je travaillais avec lui, ponctuant de temps en temps avec une évaluation de son anxiété.
J’observais aussi son comportement et tentais de trouver des points communs entre certaines de ses phobies. Outre l’agoraphobie, on pouvait séparer en deux entités les phobies dont souffrait Emmanuel, toutes en relation avec ses sensations corporelles. L’acrophobie et la géphyrophobie mettait à mal l’adéquation entre sa vision et son oreille interne, le pont posant aussi le problème de la hauteur avec une peur du vide. Les autres étaient toutes en relation avec un mode de transport (y compris sa claustrophobie de l’ascenseur) et confrontaient Emmanuel à des accélérations et des décélérations qui lui procuraient les sensations désagréables qu’il interprétait comme les prémices d’une attaque de panique.
Débattant de ces hypothèses, je le sentais tendu, sur ses gardes comme s’il se préparait à mordre la première personne qui nous aborderait. Du fait de son passé, Emmanuel restait méfiant et s’attendait quasiment en permanence à être dans une situation présentant un danger possible.
- Emmanuel, on se détend, il y a peu de chances de se faire enlever et séquestrer, tentais-je d’amener pour dédramatiser la situation, commençant un peu à connaître sa sensibilité à l’humour un peu noir.
- Certes Docteure, mais on n’est pas à l’abri des gros cons que j’attire comme du papier tue-mouche. Je dois avoir l’air trop sympa et me fais systématiquement déranger.
- J’ai vu des pit-bulls qui faisaient meilleure figure. On dirait presque que vous guettez l’agression, prêt à riposter.
- J’suis angoissé. Tous ces gens ça me stresse un max. Bien sûr que j’suis hypervigilant. Faut que j’anticipe tout. Et celui-là j’le sens pas. A tous les coups il va vouloir me taxer une clope.
Loin de délirer, Emmanuel sentait certaines choses, et le quinqua qui en faisait au moins dix de plus du fait de son alcoolo-tabagisme et de son style vestimentaire un peu vieillot lui demanda effectivement:
- Monsieur, n’auriez vous pas par hasard une cigarette à me dépanner?
Sa politesse et son langage, contrastant avec son allure, déstabilisa un temps Emmanuel, qui lui répondit d’une voix de présentateur de journal télévisé:
- J’ai que des roulées et j’ai pas d’filtres. Ça vous ira quand même?
- Tout m’ira tant que je peux encrasser mes poumons de goudron, lui rétorqua-t-il en perdant de son lyrisme.
Il prit une feuille, une boule de tabac, qu’il répartit sur la feuille. En tenant sa feuille entre ses pouces et ses majeurs, il la plia autour du tabac avec dextérité, mit un coup de langue sur le collant et finit d’un geste de magicien après son tour. Il tassa sa cigarette fraîchement roulée sur sa montre et fit mine d’amorcer une conversation.
- Pas la peine de commencer ton baratin, on est occupés, lança Emmanuel.
Il avait du feu, s’alluma sa cigarette et comprit que le mieux était tout de même qu’il retourne à sa place, quelques tables plus loin. Emmanuel, tandis que nous reprenions, continuait de le toiser de biais, ayant l’air d’évaluer si la menace était encore d’actualité ou s’il pouvait relâcher la pression. C’était intéressant de voir comme la peur et la méfiance ressentie par cette homme pouvait tourner en agressivité dans la relation à l’objet de sa peur.
Il insista pour me payer mon café.
Je devins ensuite un temps sa psychiatre traitante, ne le suivant plus pour une thérapie mais pour renouveler le traitement que je lui prescrivais par ailleurs, avant qu’il ne déménage et que je ne le perde de vue.