Philippe est arrivé dans le service avec une colère que je n’avais encore jamais vue pour ce genre de motif. Il en voulait à mort au réanimateur qui la lui avait volée, justement. C’était SA mort. Et ce réanimateur était un véritable Voldemort. De quel droit un inconnu avait-il pu avoir l’indécence de faire échouer un projet qu’il avait mis tant de temps à programmer. Philippe fulminait contre cette ingérence et n’avait que faire du principe de non assistance à personne en danger. Mourir était son choix. Et il pensait avoir suffisamment réfléchi pour qu’il puisse se réaliser. Il avait tout perdu. Alors à quoi bon rester sur cette planète qui n’avait plus rien à lui proposer…
Philippe faisait partie de ces gens dont la vie avait été faite de choix pas toujours évidents. Il était d’une génération et d’un milieu pour laquelle l’homosexualité ne pouvait être assumée. Dans ces conditions, cet homme sage mais non téméraire n’avait pas l’intention de lutter contre la société dans laquelle il vivait. Frustré mais conciliant, il s’était donc marié et avait eu trois enfants. Je ne sais pas si Philippe a été un bon père. Il ne le savait pas non plus dans l’absolu, mais il se souvenait avoir participé à l’éducation de ses enfants et avoir été présent quand ils en avaient eu besoin. Jusqu’à ce que la période sociale soit plus propice à son coming out. A ce moment là, ses enfants avaient plus de vingt ans tous les trois. Mais le divorce fut mal pris. L’une de ses fille et son fils coupèrent les ponts. L’autre de ses filles garda le contact, cependant distendu par les milliers de kilomètres qui les séparaient. Elle travaillait aux Etats Unis.
Philippe n’était pas du genre à butiner. Il était tombé amoureux d’un homme, Gérard, avec qui il avait rapidement partagé sa vie. Des années de bonheur absolu. Jusqu’à l’arrivée du SIDA. Qui décima bon nombre de ses amis de l’époque. A petit feu, mais beaucoup plus vite qu’il ne se serait imaginé, Gérard s’est éteint de cette maladie pour laquelle les traitements n’existaient pas encore.
Après un long deuil, il avait rencontré Maxime. Philippe avait à nouveau pu vivre une heureuse vie de couple. Jusqu’à l’année précédant son admission à l’hôpital. Car pour le coup, il avait eu l’occasion de fréquenter ce genre de lieux publics des mois durant pour Maxime, atteint d’un cancer du pancréas. A l’époque, on disait qu’au moment du diagnostic, le pronostic n’était pas de six mois. Maxime en avait tenu neuf. Mais dans quelles conditions. Philippe avait été un soutien indéfectible jusqu’à la fin, mais il s’était effondré à la mort de Maxime, trois mois avant son geste suicidaire. Ce deuil était de trop pour lui.
En conséquence, Philippe s’était soigneusement préparé. Il avait attendu un déplacement de son sympathique voisin, seul contact restant qui venait régulièrement le voir chez lui. Cet homme méticuleux avait accumulé trois mois de traitement pour le cœur et la dépression. Philippe avait même prévu qu’il y aurait de grandes chances pour qu’il vomisse avec ce cocktail là. Alors il avait demandé à la pharmacie un traitement contre les vomissements. Sans ordonnance, et devant les questions du pharmacien, il avait bredouillé un oui mal assuré lorsque celui-ci lui avait parlé des vomissements du mal de transports. Philippe s’est retrouvé avec de la Cocculine pour lutter contre les vomissements liés à une ingestion massive de médicaments.
Motivé par la délivrance de cette existence qui n’avait plus de sel pour lui, Philippe avait méthodiquement absorbé plus d’une centaine de comprimés. Il aurait dû mourir. Mais c’était sans compter sur trois paramètres, qui réunis, lui occasionnèrent la vie sauve. D’abord, son voisin eut une annulation de son vol et rentra donc plus tôt que prévu. Suffisamment pour le retrouver allongé dans son vomi et les blisters des comprimés qu’il avait consommés. L’inefficacité de la Cocculine était ce deuxième paramètre nécessaire, une partie des médicaments étant ressortis. Le troisième paramètre était l’efficacité des secours et la vitesse de son transfert en réanimation. Qui le garda quinze jours entre la vie et la mort, avant de nous le transférer pour prise en charge de sa dépression sévère, issue de ce deuil pathologique.
Philippe vouait une haine sans équivoque à Voldemort et l’équipe de réanimation qui l’avaient sauvé, en permettant une élimination plus rapide des médicaments qu’il avait ingurgités et en soignant la pneumonie d’inhalation due à la fausse route du vomi dans ses poumons. Il développait une énergie psychique massive dans cette émotion, tandis que nous nous employions à le mobiliser autrement. Pendant que le traitement antidépresseur faisait son job, nous avons contacté les différents membres de son entourage, familial et amical. Son ex femme avait gardé une certaine tendresse pour lui et ils avaient gardé contact. Elle ne lui avait finalement pas gardé tant rigueur d’avoir éclaté la cellule familiale et avait beaucoup œuvré pour mobiliser leurs enfants à une reprise de contact. Ainsi, Philippe put avoir la surprise de revoir sa fille venue directement de New York et son fils, à son chevet. Devant la mort ratée de leur père, ils avaient réalisé la vanité de sa mise au ban depuis toutes ces années.
Les émotions déclenchées par ce réajustement relationnel ne laissèrent pas indifférent Philippe. Avec l’aide de la chimie, peu à peu, la tonalité de son discours put changer. Sans oublier son Maxime pour autant, il comprenait que la perte de cet être cher n’avait pas vidé complètement son existence.
En définitive, cette histoire avait permis à Philippe de reprendre contact avec ses enfants qui ne l’avaient pas vu depuis des années et l’avaient quasiment renié. Lui qui pensait que la vie n’avait plus rien à lui offrir a pu voir que les choses ne sont pas figées, écrites dans le marbre.
Finalement, peut-être que ce réanimateur Voldemort n’était pas tellement un salaud…
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