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La violence de l’amour et le double sourire

double sourire

Antoine est un rescapé de la violence de l’amour. De l’intensité que les émotions non réciproques peuvent provoquer. Parce que l’amour, lorsqu’il est partagé, amène son lot d’affects positifs, la plupart du temps. Alors que son caractère unilatéral, qu’il soit dès le départ ou qu’il change en cours de route, provoque souvent un certain nombre de remous qui parfois assaille sa victime de manière dévastatrice. Si la tendance de personnalité le favorise, la dépression peut se greffer sur un chagrin d’amour. Et quand le tempérament tire sur l’impulsivité, un geste grave peut émailler le parcours de l’énamouré déçu.

En l’occurrence, Antoine s’est senti déshonoré que Sylvia le quitte. Personne n’avait le droit de lui faire ça. Le larguer. Lui. Le directeur général d’une boîte d’une trentaine de salariés. Dont Sylvia faisait partie. Il avait pensé qu’il ne pourrait plus jamais revenir au travail et la revoir alors qu’ils n’étaient plus ensemble.

Après deux ans de relations oscillant entre l’harmonie et le chaos, il avait tout de même réussi à accepter qu’elle vienne chez lui avec sa fille. Malgré toute les précautions qu’il avait réussi à imposer dans leur couple lorsqu’ils étaient au travail, Antoine était certain que des proches collaborateurs avaient fini par être au courant de leur relation. Et ça il ne le supportait pas. Il préférait qu’on le croie célibataire, libre, disponible à chaque instant. Pour ne pas rater une occasion. On ne sait jamais. Des fois qu’un plan cul d’un soir puisse se faire en toute discrétion.

Antoine s’est dit qu’il ne pouvait plus rester sur Terre dans ces conditions. Vrai célibataire. Ce n’était pas acceptable. Alors il a pris un couteau de boucher dans le tiroir de sa cuisine. Cet homme pragmatique a regardé la lame et s’est dit que ce serait douloureux. A ce moment, il s’est souvenu du vieux rhum que lui avait ramené sa soeur deux ans auparavant de la Guadeloupe. Promptement, Antoine s’est servi un premier verre, qu’il a tenté de savourer.

Mais il était encore craintif quant à ce qu’il allait ressentir. Il s’est donc resservi. Un deuxième. Puis un troisième. Les autres, il ne les as pas comptés. Mais le courage a commencé à diffuser plus facilement dans ses veines, jusqu’au moment où Antoine a reposé la main sur le couteau. Et d’un geste unique, rapide et puissant, le couteau a fait sur son cou le mouvement que le violoniste fait subir à l’archet sur son instrument.

De la peau, des muscles, une jugulaire, les cartilages de la trachée. Une belle plaie qu’il avait pu tailler dans sa chair presque sans la sentir, formant un double sourire. C’était donc vrai, à ce point, l’efficacité anesthésiante de l’alcool…

C’était fait. Maintenant, il n’y avait plus qu’à attendre. Bientôt, tout cela n’existerait plus. Peu à peu, il se sentait partir, comme s’il s’endormait. Puis un voile noir s’abattit sur ses yeux dont les paupières lui semblaient déjà si lourdes. Inconscient.

Brièvement, Antoine s’est réveillé un moment dans la flaque de sang qui se vidait de sa gorge, avant de reperdre connaissance.

Heureusement que Sylvia avait encore les clefs de chez lui. Et de bons réflexes. Bien que la scène qu’elle vit se fixa à jamais sur ses rétines et dans sa mémoire, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, elle fit le 15 sur le clavier de son téléphone comme le nouveau-né gonfle ses poumons en quittant la douceur et la chaleur du ventre de sa mère. Spontanément. Sans réfléchir. Antoine avait de la chance d’habiter dans une zone  bien dotée sur le plan hospitalier. Le SAMU fut rapide. Et la régulation avait prodigué les bons conseils.

Il a repris conscience définitivement en réanimation chirurgicale, les yeux encore collants, la bouche pâteuse. Antoine se sentait sec, vidé de l’intérieur. Il avait affreusement mal à la gorge et sentait que cela tirait terriblement au niveau de son cou.

Antoine apprit un peu plus tard qu’il avait eu droit à quelques poches de transfusion en plus de l’hydratation massive dont il avait bénéficié.

Après récupération en réanimation, Antoine a été transféré dans notre service de psychiatrie, où je l’ai rencontré. Il avait des RDV réguliers avec les chirurgiens, soit dans leur service soit dans le nôtre, notamment pour suivre l’évolution de la cicatrice.

J’ai d’abord été surprise par le contraste entre son apparente froideur et l’intensité des émotions qu’il pouvait décrire lorsqu’il parlait de sa relation avec Sylvia.  L’expressivité de ses émotions n’existait pas ou plaquait-il des mots relatifs à des émotions qu’il ne ressentait pas? Etait-il joueur de poker, sachant masquer ce qui se passait en lui ou manipulait-il en faisant état d’émotions feintes?

Dans tous les cas, la souffrance était là, présente, au point qu’il ait décidé de mourir de manière assez impressionnante. Sa cicatrice me faisait penser au Joker de Batman, au sourire berbère. Certains ont un double menton. Lui, avait un double sourire (quand le supérieur se mettait en action!)

D’emblée, je ne me suis pas sentie à l’aise avec lui. Il y avait un truc que je ne sentais pas. Bizarrement, j’avais l’impression qu’il était là par erreur. Très rapidement, il n’a plus présenté de symptômes dépressifs. Il n’avait déjà plus d’idées suicidaires à notre première entrevue (ce qui m‘a rappelé Gingko et son Hara Kiri qui m’avait bluffée). Etait-ce encore une fois l’action de la réanimation? Avait-il reçu par hasard de la Kétamine lors de sa chirurgie, décrite comme efficace contre la dépression et les idées suicidaires rapidement après la perfusion et durant jusqu’à parfois deux semaines? Je ne le savais pas et avoue que ces questions n’étaient pas présentes au moment où je le voyais.

Antoine me paraissait en fait le prédateur. Je ne parvenais pas à voir en lui la victime mais l’auteur du cauchemar qui avait amené Sylvia à prendre la décision courageuse de s’en séparer. Elle m’avait appelée pour s’enquérir des nouvelles de son ex compagnon et m’avait dressé le tableau d’un personnage soufflant le chaud et le froid, capable d’attentions magnifiques comme d’un désintérêt cassant et méprisant, pouvant être violent aussi bien verbalement que physiquement. Sylvia m’avait bien sûr précisé de ne surtout pas dire qu’elle avait appelé. Elle ne désirait plus le voir et faisait des démarches pour changer de travail.

Je percevais qu’Antoine désirait paraître au mieux avec moi, faire bonne impression. J’étais décisionnaire de sa prise en charge psychiatrique, avec ce fameux pouvoir de le faire rester ou sortir de nos lits.

On pouvait dire assez facilement qu’Antoine avait une personnalité narcissique. Je ne rentrerai pas dans le débat sur le pervers narcissique, assez à la mode qui a été l’occasion à un certain nombre de collègues de rédiger des ouvrages à ce sujet. Cependant, au vu des éléments fournis par Sylvia, il n’était pas impossible qu’il puisse rentrer dans la description de ce type d’individus. Dont la jouissance de la souffrance de l’autre fait partie du profil. Je vous avouerai que ce n’est pas évident à aborder en entretien. En tous cas, à l’époque, je ne me sentais pas en mesure de pouvoir le faire.

Nous avons pu établir que son état émotionnel était meilleur sur une période assez longue. Sa cicatrice était belle. Antoine tolérait bien l’antidépresseur que ma collègue qui l’avait vu en liaison dans le service de réanimation avait introduit et dont je n’avais fait qu’ajuster la posologie. Nous lui avions trouvé un collègue pour le voir régulièrement à sa sortie.

Bref, il était sortant.

Sera-t-il une nouvelle fois victime de l’amour? En fera-t-il d’autres?

Annie, nue en isolement pour sa tentative de suicide

nue en isolement

Alors que je travaillais dans un hôpital de secteur psychiatrique, une patiente a été gravée dans ma mémoire. Je n’ai pourtant eu l’occasion de la voir qu’une seule fois, en chambre d’isolement (voir l’histoire de Piotr, dans des conditions similaires). Annie avait une grosse cinquantaine d’années, les cheveux longs, raides, de couleur poivre et sel. Le sel commençait nettement à dominer sur le poivre. Elle présentait un embonpoint certain, l’air fatigué, anxieuse. Une brosse à dent n’avait pas souvent dû rencontrer les siennes.

Dans sa chambre d’isolement, il n’y avait qu’un matelas. Pas de draps ni de couvertures, aucun objet risquant d’être détourné de ses fonctions pour être utilisé à “mauvais escient”.

Annie était en effet suicidaire et pour la protéger d’un geste agressif envers elle-même, tout objet pouvant avoir un rôle potentiel dans un passage à l’acte avait été retiré.

Elle se trouvait donc intégralement nue en isolement, recroquevillée en position fœtale sur son matelas en plastique non déchirable et non inflammable.

Au cours de l’entretien et en consultant son dossier médical, il semblait évident qu’Annie souffrait d’un trouble bipolaire de type 1 (voir l’histoire de Colas, souffrant de trouble bipolaire de type 2). Elle faisait des épisodes maniaques délirants avec insomnie totale, agitation, au cours desquels elle faisait n’importe quoi. A côté de cela, elle avait des dépressions sévères pendant lesquelles elle délirait aussi, avec des idées suicidaires et des tentatives de passage à l’acte qui nécessitaient de la protéger.

“Une” chose cependant me froissait dans sa prise en charge. Son traitement depuis 30 ans était de l’Haldol, un antipsychotique dit de première génération (voir cet article sur les antipsychotiques). Un traitement très efficace contre la schizophrénie, les épisodes délirants de manière générale ou dans le contexte des épisodes maniaques sur des durées restreintes. Mais qui est moins indiqué comme traitement de fond d’un trouble bipolaire. Même à l’époque où cette maladie se nommait maladie maniaco-dépressive ou encore avant psychose maniaco-dépressive. En effet, dans le trouble bipolaire, un traitement régulateur de l’humeur est mieux indiqué pour soigner au mieux ce type de pathologie.

Annie était hospitalisée cette fois-ci pour une dépression sévère avec un délire de ruine et des idées suicidaires très présentes ayant occasionné déjà deux tentatives de passage à l’acte pour cet épisode (voir le passage à l’acte de Nicolas dans le service). Une première fois elle avait tenté de mourir en prenant tous ses traitement au domicile, ce pourquoi elle avait d’abord été hospitalisée aux urgences puis en réanimation quelques jours avant son transfert dans l’hôpital psychiatrique. Elle était restée suicidaire et avait à nouveau tenté de se tuer dans le service à l’époque où elle était en chambre normale. Elle avait utilisé ses draps pour se pendre et avait été rattrapée de justesse avant que les choses ne dégénèrent.

C’est pour ces raisons qu’elle se retrouvait donc face à moi ce jour-là, nue comme un ver, dans cette pièce sombre et inhospitalière.

Elle était encore suicidaire et malgré la détresse qui se lisait dans son visage et qu’elle exprimait par la crainte de rester seule, encore une fois, il fallait reconduire cette fichue prescription d’isolement thérapeutique. Pour la sauver contre son gré. Et l’empêcher de mourir.

En espérant qu’elle croise vit la route d’un·e psychiatre qui changera son traitement et lui mettra un régulateur de l’humeur…

Philippe privé de suicide: le réa Voldemort a encore frappé!

Voldemort

Philippe est arrivé dans le service avec une colère que je n’avais encore jamais vue pour ce genre de motif. Il en voulait à mort au réanimateur qui la lui avait volée, justement. C’était SA mort. Et ce réanimateur était un véritable Voldemort. De quel droit un inconnu avait-il pu avoir l’indécence de faire échouer un projet qu’il avait mis tant de temps à programmer. Philippe fulminait contre cette ingérence et n’avait que faire du principe de non assistance à personne en danger. Mourir était son choix. Et il pensait avoir suffisamment réfléchi pour qu’il puisse se réaliser. Il avait tout perdu. Alors à quoi bon rester sur cette planète qui n’avait plus rien à lui proposer…

Philippe faisait partie de ces gens dont la vie avait été faite de choix pas toujours évidents. Il était d’une génération et d’un milieu pour laquelle l’homosexualité ne pouvait être assumée. Dans ces conditions, cet homme sage mais non téméraire n’avait pas l’intention de lutter contre la société dans laquelle il vivait. Frustré mais conciliant, il s’était donc marié et avait eu trois enfants. Je ne sais pas si Philippe a été un bon père. Il ne le savait pas non plus dans l’absolu, mais il se souvenait avoir participé à l’éducation de ses enfants et avoir été présent quand ils en avaient eu besoin. Jusqu’à ce que la période sociale soit plus propice à son coming out. A ce moment là, ses enfants avaient plus de vingt ans tous les trois. Mais le divorce fut mal pris. L’une de ses fille et son fils coupèrent les ponts. L’autre de ses filles garda le contact, cependant distendu par les milliers de kilomètres qui les séparaient. Elle travaillait aux Etats Unis.

Philippe n’était pas du genre à butiner. Il était tombé amoureux d’un homme, Gérard, avec qui il avait rapidement partagé sa vie. Des années de bonheur absolu. Jusqu’à l’arrivée du SIDA. Qui décima bon nombre de ses amis de l’époque. A petit feu, mais beaucoup plus vite qu’il ne se serait imaginé, Gérard s’est éteint de cette maladie pour laquelle les traitements n’existaient pas encore.

Après un long deuil, il avait rencontré Maxime. Philippe avait à nouveau pu vivre une heureuse vie de couple. Jusqu’à l’année précédant son admission à l’hôpital. Car pour le coup, il avait eu l’occasion de fréquenter ce genre de lieux publics des mois durant pour Maxime, atteint d’un cancer du pancréas. A l’époque, on disait qu’au moment du diagnostic, le pronostic n’était pas de six mois. Maxime en avait tenu neuf. Mais dans quelles conditions. Philippe avait été un soutien indéfectible jusqu’à la fin, mais il s’était effondré à la mort de Maxime, trois mois avant son geste suicidaire. Ce deuil était de trop pour lui.

En conséquence, Philippe s’était soigneusement préparé. Il avait attendu un déplacement de son sympathique voisin, seul contact restant qui venait régulièrement le voir chez lui. Cet homme méticuleux avait accumulé trois mois de traitement pour le cœur et la dépression. Philippe avait même prévu qu’il y aurait de grandes chances pour qu’il vomisse avec ce cocktail là. Alors il avait demandé à la pharmacie un traitement contre les vomissements. Sans ordonnance, et devant les questions du pharmacien, il avait bredouillé un oui mal assuré lorsque celui-ci lui avait parlé des vomissements du mal de transports. Philippe s’est retrouvé avec de la Cocculine pour lutter contre les vomissements liés à une ingestion massive de médicaments.

Motivé par la délivrance de cette existence qui n’avait plus de sel pour lui, Philippe avait méthodiquement absorbé plus d’une centaine de comprimés. Il aurait dû mourir. Mais c’était sans compter sur trois paramètres, qui réunis, lui occasionnèrent la vie sauve. D’abord, son voisin eut une annulation de son vol et rentra donc plus tôt que prévu. Suffisamment pour le retrouver allongé dans son vomi et les blisters des comprimés qu’il avait consommés. L’inefficacité de la Cocculine était ce deuxième paramètre nécessaire, une partie des médicaments étant ressortis. Le troisième paramètre était l’efficacité des secours et la vitesse de son transfert en réanimation. Qui le garda quinze jours entre la vie et la mort, avant de nous le transférer pour prise en charge de sa dépression sévère, issue de ce deuil pathologique.

Philippe vouait une haine sans équivoque à Voldemort et l’équipe de réanimation qui l’avaient sauvé, en permettant une élimination plus rapide des médicaments qu’il avait ingurgités et en soignant la pneumonie d’inhalation due à la fausse route du vomi dans ses poumons. Il développait une énergie psychique massive dans cette émotion, tandis que nous nous employions à le mobiliser autrement. Pendant que le traitement antidépresseur faisait son job, nous avons contacté les différents membres de son entourage, familial et amical. Son ex femme avait gardé une certaine tendresse pour lui et ils avaient gardé contact. Elle ne lui avait finalement pas gardé tant rigueur d’avoir éclaté la cellule familiale et avait beaucoup œuvré pour mobiliser leurs enfants à une reprise de contact. Ainsi, Philippe put avoir la surprise de revoir sa fille venue directement de New York et son fils, à son chevet. Devant la mort ratée de leur père, ils avaient réalisé la vanité de sa mise au ban depuis toutes ces années.

Les émotions déclenchées par ce réajustement relationnel ne laissèrent pas indifférent Philippe. Avec l’aide de la chimie, peu à peu, la tonalité de son discours put changer. Sans oublier son Maxime pour autant, il comprenait que la perte de cet être cher n’avait pas vidé complètement son existence.

En définitive, cette histoire avait permis à Philippe de reprendre contact avec ses enfants qui ne l’avaient pas vu depuis des années et l’avaient quasiment renié. Lui qui pensait que la vie n’avait plus rien à lui offrir a pu voir que les choses ne sont pas figées, écrites dans le marbre.

Finalement, peut-être que ce réanimateur Voldemort n’était pas tellement un salaud…

Pour lire d’autres articles en lien avec le suicide voir:

https://lafolieordinaire.fr/index.php/2016/08/11/tentative-de-suicide-dun-infirmier-de-lhopital/

https://lafolieordinaire.fr/index.php/2016/08/07/le-psychiatre-et-la-mort/

https://lafolieordinaire.fr/index.php/2017/01/14/hara-kiri-2/

https://lafolieordinaire.fr/index.php/2017/09/28/depression-severe-pendaison-service/

Dépression sévère et pendaison dans le service

dépression sévère et pendaison

 

Par moments il arrive que dans une institution certains souvenirs traumatisants remontent à la surface. Il y a parfois des moyens assez radicaux de les aider à faire ce cheminement, en répétant une situation qui n’aura pas alors que des airs de déjà-vu.

Nicolas est venu dans le service de psychiatrie générale où je travaillais à l’époque, pour une dépression sévère. Très sévère. Une de celles où l’on n’est plus que l’ombre de soi-même. Manger, se laver, s’habiller, lire, entrer en relation avec les autres. Tout semble si difficile à penser que l’action reste en suspens. A peine capable de la planifier qu’elle se meurt dans les méandres de notre cerveau. Ce cerveau trop préoccupé à penser à mal, ruminant les erreurs du passé, s’auto flagellant, se culpabilisant en n’étant plus en mesure de voir un avenir possible. Ce qui peut conduire dans ce cas à avoir le désir de mourir, pour abréger ces souffrances qui ne peuvent être tolérées durablement.

Cela pourrait correspondre à une “banale” histoire d’un quotidien de service de psychiatrie, les soignant·e·s ayant leurs ressources pour prendre le recul nécessaire à la bonne prise en charge des personnes en souffrance psychique. Cependant, Nicolas n’est pas n’importe qui. Comme on le dit parfois dans le jargon hospitalier, il est “connu du service”. Ce n’est pas la première fois qu’il vient. Et tou·te·s ceux·elles qui travaillaient à l’époque de sa précédente venue s’en souviennent. Ce qui remue de sacrés souvenirs.

Moi, jeune interne à peine débarquée dans le service, je ne pouvais qu’observer de l’extérieur cette situation peu commune. Et voir la détresse de Roberto, l’infirmier, et Anne-Sophie, l’aide-soignante, qui avaient été confronté·e·s au plus près à la prise en charge de Nicolas. Inexpérimentée et encore assez peu au fait des techniques psychothérapeutiques, je ne comprenais pas bien l’enjeu de leur positionnement.

Au départ, ils voulaient insister auprès de mon chef pour que Nicolas ne soit pas hospitalisé chez nous, en évoquant leur inaptitude à pouvoir s’en occuper. Je ne voyais pas trop la différence avec les autres patient·e·s dont nous nous occupions. Outre le fait qu’il soit agent de la police nationale et donc disposant d’une arme à feu de service avec laquelle il pourrait passer à l’acte éventuellement si l’envie lui prenait. Tout en sachant que comme il avait été amené par des collègues, il avait évidemment été transitoirement allégé de ce fardeau.

En fait, rapidement, ils s’expliquèrent. Lors de son hospitalisation précédente deux ans auparavant, Nicolas avait eu une symptomatologie à peu près équivalente. Et des idées suicidaires massives. Il avait donc mis à exécution son projet et avait soigneusement attendu la fin d’un tour infirmier pour se pendre dans sa chambre hospitalière avec ses draps. Heureusement que le protocole de surveillance était optimal et que la préparation du geste de Nicolas avait été suffisamment longue.

Roberto et Anne-Sophie l’ont dépendu. Ils ne savent pas exactement combien de temps il est resté accroché. Il était bleu. Ils ont fait les gestes de premier secours, appelé le réanimateur de garde. Il a nécessité un transfert rapide en réanimation où il est resté  une dizaine de jours.

Nicolas s’en est sorti. Vivant. Sonné. N’ayant plus envie de mourir. Il n’a pas été repris après le passage en réanimation et a poursuivi les soins psychiatriques dans un autre établissement mais a tout de même continué à être suivi par mon chef. Les membres de l’équipe ne se sentaient pas de gérer à ce moment là un retour dans l’unité.

Pour cette deuxième hospitalisation dans le service, toute l’équipe a remué ces souvenirs, et je revois encore Roberto avec la terreur dans les yeux. Il avait été arrêté deux mois à la suite de cet événement. Ce vieil infirmier avait passé des nuits et des nuits à faire tournoyer les images de Nicolas cyanosé dans sa tête. Il avait mis du temps pour digérer cette histoire et revenir travailler.  A quelques années de la retraite, Roberto ne voulait pas être confronté à d’autres traumatismes dont il ne savait s’il s’en remettrait. Anne-Sophie avait eu moins de mal à accepter la situation. Elle avait probablement un peu plus de ressources pour voir l’issue favorable de cette histoire. Mais elle était solidaire de Roberto et se souvenait des difficultés qu’il avait traversées.

Alors ils demandèrent au chef de service s’il n’y avait pas une autre solution. Si Nicolas ne pouvait pas être accueilli dans un autre lieu.  Comme ils avaient fait à la suite du geste précédent. Mon chef refusa en expliquant que c’était son patient, son service et que la problématique était différente cette fois-ci.

Nicolas avait été victime d’une “agression à l’encontre des forces de l’ordre” et avait été marqué par cet événement. Il avait commencé à sombrer dans l’alcool et était devenu imbibé du matin jusqu’au soir, en exercice, avec des sanctions disciplinaires qui l’avaient mis en position délicate d’une injonction de soin. Lentement mais sûrement, la dépression s’était à nouveau installée. Nicolas en était arrivé à être à nouveau avec un ralentissement tel qu’il semblait sortir d’une vieille fabrique d’automates rouillés à qui la fluidité manquait, tant motrice que psychique. Il était arrivé ivre, dysarthrique, balbutiant une pâtée de mots incompréhensibles, accompagné de collègues bienveillants en uniforme.

Nous avons procédé pendant une dizaine de jours au traitement du sevrage alcoolique. Durant cette période, théoriquement, on ne peut juger de l’humeur. Cependant, devant la chronologie – Nicolas avait commencé à boire APRES que la dépression ait débuté selon des sources sûres – et devant les antécédents que je vous ai évoqué plus haut, le doute restait relativement ténu. Alors nous avons introduit un traitement contre la dépression en plus des anxiolytiques. Une fois la moindre émanation énolique évaporée, Nicolas persistait dans un humeur basse malgré un traitement conséquent. Il allait falloir faire preuve de patience. Comme je le précise dans cet article , les traitements psychiatriques de fond ont un délai d’action.

On dit parfois que la patience est la meilleure amie des psychiatres. Il faut avouer, le temps passant, parfois les gens vont mieux car le traitement est efficace. D’autres fois, parce qu’on s’occupe d’eux, qu’on va les voir, qu’on leur parle, qu’on les chouchoute. Dans certaines situations c’est juste le cours évolutif de la maladie.

Pour Nicolas, je ne sais pas si c’est l’augmentation du traitement, les murs de l’hôpital, les entretiens avec la psychologue ou le sourire des soignants qui a eu le plus d’influence. Mais il est sorti de sa dépression progressivement. L’angoisse profonde s’est dissipée. L’agression qu’il avait vécu n’avait plus la même portée. La chape de plomb qui lui recouvrait les épaules s’est peu à peu évaporée. La gravité qui l’envahissait a peu à peu cédé sa place à une légèreté. Les envies, le plaisir sont revenus à pas de félins, discrètement, mais sûrement. Nicolas pouvait à nouveau se projeter dans l’avenir.

Après un âpre combat, on pouvait dire pour la deuxième fois: Nicolas 2, dépression 0!

Hara-kiri

Hara-kiri

On dit souvent en psychiatrie que globalement les différents troubles qui existent se répartissent de manière à peu près équivalente aux quatre coins de la planète. Oui, globalement. Mais une des choses qui par contre est très différente est l’expression de ces troubles et les croyances qui peuvent être données face à elles.

L’expression émotionnelle

J’ai eu ainsi l’occasion de voir ce que la coloration ethnique pouvait donner dans un contexte particulier. Chez les asiatiques en général, notamment les japonais, l’expression des émotions est très mal vue, et un signe de mauvais self-contrôle. On se doit en toute circonstances de rester calme, malgré les tourments que l’on peut ressentir. Il s’agit bien évidemment de principes éducatifs, qui disparaissent souvent chez les jeunes générations “intégrées” à la société occidentale. Mais pas toujours…

Ainsi, lorsqu’un accident de la voix publique arrive en France, nous aurons droit à une agitation, un flot de parole d’intensité et de hauteur variée. Et des gens qui se mettent sur la figure, s’insultent dans un certain  nombre de cas. Très loin de ce qui se passe au Japon, où les protagonistes sortent de leur voiture pour signifier qu’il y a un problème, constatent les dégâts éventuels et remontent dans leurs voitures respectives. Sans un bruit. Sans aucune expression émotionnelle. Comme le maquillage des clowns, figés dans des émotions qu’ils ne traversent pas, l’air neutre quoiqu’il leur arrive.

Ginko

Alors quand Ginko, vingt-deux ans, étudiant sage et discipliné, qui était plutôt apprécié de ses camarades de faculté de mathématiques, a commencé à déprimer, son visage n’a pas beaucoup changé et personne ne s’est rendu compte de l’étendue de sa souffrance. Il broyait du noir à longueur de journée et aurait pu aisément tromper de bons joueurs de poker sur son jeu.

Et pourtant, il n’avait pas un jeu facile à vivre. Il venait de se faire larguer par sa petite copine avec qui il était resté trois ans. Mais comme il était très secret, ses parents n’étaient pas trop au courant. Et peu de gens avaient eu l’occasion qu’il se confie à eux.

Seul son discours aurait pu laisser présager que les choses commençaient à tourner au vinaigre. Il commençait en effet à faire des remarques dont il n’avait pas l’habitude antérieurement. Très pessimiste. Sans pour autant que cela le concerne. C’était juste la manière dont il commençait à voir le monde. Presque sur un versant apocalyptique, de plus en plus convaincu que les choses se dégradaient.

Hara-kiri

Alors quand il s’est retrouvé aux urgences avec le sabre qui ornait le salon planté dans son thorax , après avoir fait hara-kiri, tout le monde fut très étonné: sa famille comme ses amis. Pas de conflits connus ni de déshonneur à l’horizon qui puisse pour eux justifier un tel geste.

Par chance, il était meilleur mathématicien que samouraï et son maniement de sabre ne lui permit pas de faire les mouvements nécessaires pour que l’éventration le conduise à la mort. Les chirurgiens qui l’opérèrent en urgence permirent de le sauver et il fut hospitalisé dans le service de psychiatrie où je travaillais à ce moment.

Peu d’asiatiques se plaignent et l’expression émotionnelle peut ne quasiment pas exister. Ginko était de ceux-là. Il donnait froid dans le dos car je me sentais démunie face à lui. C’est comme si je ne pouvais rien me mettre sous la dent en tant que psychiatre pour évaluer la souffrance et prévoir s’il y avait un risque de récidive ou pas. Avec l’impression de lutter avec un cure-dent contre la maladie psychiatrique armée du même sabre avec lequel il avait tenté de s’ôter la vie.

Reboot?

Une autre manière de voir les choses pourrait être de dire qu’il avait peut-être des symptômes dépressifs détectables avant son geste, mais que l’électrochoc de celui-ci a fait comme une RAZ, un reboot qui lui a permis de sortir de la dépression. J’avais déjà vu cela pour d’autres patients malgré des tentatives de suicide d’une telle gravité que le passage en réanimation était souvent le dénominateur commun.

Le fait est que Ginko semblait n’avoir aucun des habituels symptômes de dépression recherchés à l’examen psychiatrique. Après l’avoir gardé un certain temps en évaluation à l’hôpital, plus pour se rassurer que pour faire quelque chose, il sortit et continua le suivi en consultation. A ce jour, il va toujours bien, illustrant la difficulté de notre métier dans l’évaluation émotionnelle de nos patients dans certains cas.

Tentative de suicide d’un infirmier de l’hôpital

 

suicide-medicaments

 

 

Un jour où je devais m’occuper de la liaison dans l’hôpital, je suis appelée en fin d’après-midi un vendredi – le moment préféré pour les galères, bien sûr – par des collègues anesthésistes au bloc opératoire.  

Ce n’était déjà pas quelque chose d’habituel. Aux urgences, en réanimation, en salle de réveil, dans divers services d’hospitalisation, cela devenait classique. Mais le bloc, c’était une première. Je n’étais pas au bout de mes surprises…

On ne m’avait pas appelée au sujet d’un patient, mais d’un collègue IBODE – infirmier  de bloc opératoire diplômé d’état – qui avait fait une tentative de suicide. Il manquait à son service depuis quelques heures déjà. On venait de le retrouver dans un local inutilisé du bloc opératoire. Après avoir ingurgité quantité de drogues disponibles sur place et utilisables facilement pour des personnes dont c’est le travail…

Les anesthésistes avaient fait une évaluation de l’état clinique de leur collègue et un bilan biologique pour savoir quel type de médicaments il avait pris. Bien que certaines boîtes vides pouvaient amener à supposer que certains traitements avaient dû y passer…

Ils avaient donc pu administrer des antidotes et l’infirmier avait pu se réveiller.

Comme il était apte à pouvoir parler, j’avais donc été appelée pour l’évaluer sur le plan psychiatrique. Et bien entendu voir comment gérer la situation complexe d’une tentative de suicide sur son lieu de travail. Autant dire que les collègues de cet infirmier voulaient savoir s’il y avait un risque que cela arrive de nouveau dans le service.

L’autre enjeu majeur sera de tenter de faire en sorte que l’étiquette “je me suicide au boulot” ne lui colle pas trop à la peau le restant de sa carrière.

 

On ne peut pas dire que c’était la routine…

J’essayais de tourner dans ma tête sur le chemin du bloc les scénarios possibles en fonction des réactions supposées du “bel au bois dormant” réveillé brutalement de son profond sommeil qu’il désirait définitif. Dans tous les cas, après un geste aussi grave, il faudra l’hospitaliser. La question est alors de savoir s’il acceptera ou s’il refusera.

Le casse-tête du choix du lieu et du mode d’hospitalisation

S’il accepte, vu le concours de circonstances, cela semblera peut-être compliqué de le convaincre de rester sur l’hôpital dans mon service. Peut-être un autre hôpital général ou une clinique privée?

Par contre s’il refuse, je serai dans l’obligation pour le protéger de l’hospitaliser contre son gré sur son secteur. En essayant de convaincre un membre de sa famille pour faire une hospitalisation à la demande d’un tiers. LA fameuse ancienne HDT, maintenant nommé SPDT pour soins psychiatriques à la demande de tiers.

Une demande de tiers rédigée de manière manuscrite plus un certificat de ma part. Et hop, en ambulance pour le conduire sur son lieu de villégiature pour éviter qu’il ne se mette à nouveau en danger.

Et si je ne trouve personne de l’entourage dans un délai correct, je pourrai l’hospitaliser sur le mode du péril imminent (SPI). Avec uniquement un certificat médical de ma part, en justifiant ne pas avoir trouvé de tiers.

Une fois arrivé sur les lieux du “crime”, je m’enquiers de l’anesthésiste afin qu’il m’amène à son IBODE.

Et là, affolé, il me dit qu’il ne sait pas où il est! Qu’il a fugué quand lui et ses collègues avaient le dos tourné pour gérer d’autres situations. Nous avons donc appelé la sécurité et la police pour donner son signalement et tenter de le retrouver.

Impuissante, j’ai fini mon service sans connaître le dénouement de la situation. Partant en vacances le lendemain, puis ayant déconnecté et oublié cette histoire, je n’ai finalement jamais su ce qu’il lui était arrivé après sa fugue…