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Chloé et le TOC d’homosexualité

TOC homosexualité

 

Chloé, vingt-cinq ans,  est venue me voir au cabinet dans un contexte de crainte d’être homosexuelle. Elle se sentait jusque là intrinsèquement hétérosexuelle mais en est venue à avoir peur d’être attirée par les personnes du même sexe.

L’argent, la drogue et le porno

Plus jeune adolescente, comme beaucoup de ses copines, Chloé a eu des petites aventures ou du plaisir était ressenti lorsque quelqu’un d’autre qu’elle s’occupait de son corps, fut-il du même sexe. Tout plaisir était bon à prendre et cela ne lui posait pas de problème. Chloé avait aussi pu expérimenter de faire des fellations dans les WC du collège. Simplement, sans prise de tête. Sans sensation d’implication quelconque des conséquences potentielles. Elle avait eu un copain qui l’avait “débridée” et fait son éducation sexuelle à grand renfort de référentiel pornographique et avait vu pas mal de films dès cette époque.

Son père étant un chef d’entreprise gagnant bien sa vie, Chloé s’est sentie dans une aisance financière qui ne lui a pas permis de percevoir l’intérêt de l’investissement dans un avenir professionnel. L’avenir lui était dépeint comme doré quoiqu’elle fasse. Elle savait que tout pouvait lui être payé. De ce fait elle s’est déscolarisée après le collège, ne voyant pas ce que l’école pourrait lui apporter. Elle avait commencé au collège à fumer du cannabis, boire de l’alcool et prendre d’autres drogues comme de l’ecstasy ou de la cocaïne. Chloé pouvait le faire, alors elle le faisait. Elle ne se mettait pas de limites. Jusqu’à avoir la sensation progressive de se sentir prisonnière de cette vie. De subir les choses plutôt que de les décider.

Les difficultés psychologiques pour lesquelles Chloé est venue me consulter ont commencé quand elle a décidé de se sevrer des drogues qu’elle avait tendance à surconsommer. L’ecstasy n’était plus devenue que festive. Ce ne fut pas difficile. Le cannabis fut plus complexe car elle en fumait beaucoup, de même que l’alcool, qu’elle buvait quotidiennement. Chloé a pu arrêter tout sans aide extérieure. Seule. Par la force de sa détermination à se sortir de cela.  A ce moment, a débuté une anxiété un peu diffuse.

Le déclenchement du TOC

Peu après voire concomitamment,  elle a eu une aventure avec un homme probablement délicat, qui constatant qu’elle ne se lubrifiait pas d’excitation à le voir dressé devant elle, lui a dit:

  • T’es sèche comme un ruisseau au cœur de l’été, tu serais pas lesbienne par hasard?

Ceci l’a profondément choquée, questionnée dans son être, avec début d’un doute d’une profondeur qu’elle n’avait jamais vécu. Abyssale. Ce connard indélicat, qui aurait pu juste être considéré comme un goujat allait remettre en question le système de croyance jusque-là stable dans l’esprit de Chloé. La prétention de cet homme confiant en lui qui devait forcément amener à l’excitation de sa partenaire allait tellement de soi qu’elle ne put douter du caractère anormal de ne pas mouiller face à ce beau garçon.

Alors a commencé cette perpétuelle interrogation:

  • Quel sexe est l’objet de mon désir? Suis-je hétérosexuelle, homosexuelle, bisexuelle?

Nous avons alors commencé à travailler ensemble sur le sujet. Car cette interrogation, cette crainte, cette pensée, fait partie de ce que l’on appelle les obsessions qui rentrent dans la classification des troubles obsessionnels compulsifs.

L’obsession étant une idée pénible, une pensée, une image, un désir impulsif venant à l’esprit de manière répétitive, pouvant sembler apparaître contre la volonté, être considérée répugnante, dénuée de sens, ne pas correspondre à sa personnalité.

Du fait d’avoir eu des expériences sexuelles satisfaisantes avec des hommes, bien qu’ayant déjà eu des rapports lesbiens plus jeune, Chloé ne s’était jamais posé la question de son orientation sexuelle. Sur fond anxieux du fait des différents sevrages, c’est la fameuse phrase du pauvre type qui a tout déclenché, créant le doute qui caractérise les obsessions.

En permanence. Nuit et jour. Elle était envahie par ce questionnement chaque seconde de sa vie.

Chloé regardait déjà pas mal de porno, mais cette addiction flamba net. Elle consommait et se masturbait par moments plusieurs heures par jour. Cependant, le désir diminuait avec la fréquence des stimulations. Alors elle essaya de diversifier ce qu’elle regardait. Avec des vidéos lesbiennes. Et l’excitation se majora. Renforçant ses doutes.

La folie du doute

Chloé décida donc de passer à l’acte et de rencontrer une jeune fille via Tinder. Pour vérifier si elle trouvait cela plaisant ce qui l’aurait aidée à trancher, savoir, conclure. Bref, pour se séparer de ce doute qui caractérise tant les TOCs que les aliénistes du dix-neuvième siècle appelaient cette pathologie “la folie du doute”. Chloé n’a pas ressenti le désir vers cette autre femme qu’elle put tout de même trouver jolie. Mais celle-ci lui donna du plaisir. Tout se mélangea dans sa tête. Alors elle revit cette amante une deuxième fois. Mais ne fut pas plus avancée.

En parallèle, je me suis évertuée à lui faire comprendre que la thérapie avait pour objectif de lui permettre un assouplissement de son système de valeurs. Qu’elle était peut-être bisexuelle ou hétérosexuelle mais que cela n’avait aucune importance.

Devant l’intensité de l’angoisse, et à un moment ou ma disponibilité ne m’a pas permis de réagir suffisamment vite, sa médecin généraliste décida de lui mettre un traitement par antidépresseur. Qui sont connus pour donner chez les femme des troubles du désir et une anorgasmie (l’incapacité à pouvoir ressentir un orgasme) comme effets indésirables.

Cela lui permit d’être un peu soulagée, de pouvoir penser à autre chose, trouver un emploi de quelques heures par semaine dans une boutique de prêt-à-porter comme vendeuse pour “passer un peu le temps” . Chloé allait mieux.

L’attouchement par sa généraliste

Mais un jour, elle m’appelle en urgence pour me parler d’une expérience, lors même qu’elle doit me voir le lendemain. Déjà en consultation, j’entends à demi-mot ce qu’elle me dit et raccroche assez rapidement en lui rappelant que demain n’est pas très loin.

Le lendemain, je tombe de ma chaise lorsqu’elle m’évoque son expérience…

Elle était allée voir sa médecin généraliste qui la suivait entre autre pour des kystes à répétition des grandes lèvres. Comme les consultations précédentes, Chloé s’était déshabillée pour pouvoir être examinée sur le plan gynécologique. Sa médecin commença de manière rigoureuse puis se mit à la masturber. Chloé lui dit :

  • Arrêtez! Vous allez m’exciter…

La médecin continua après avoir retiré ses gants. Chloé hallucina, se sentant désemparée. Ne sachant comment réagir, elle se leva, ce qui ne changea rien. Elle essaya de remettre sa culotte sans  pouvoir ôter les doigts qui s’affairaient toujours. Trois minutes. Une éternité avant que sa médecin ne s’arrête.  Passage de la carte vitale. Prise du RDV suivant. Sortie du cabinet.

Elle venait de se faire attoucher par sa médecin généraliste. Alors qu’elle avait un envahissement de sa psyché d’obsessions autour de l’homosexualité.

Et après?

Elle devait aller à la piscine après sa consultation. Machinalement, Chloé y est allée. Elle nagea intensément, encore groggy de ce qui venait de lui arriver.

Chloé composa le numéro de sa mère en sortant de la piscine. Elle avait besoin de se confier. Celle-ci lui conseilla de porter plainte auprès de la police. Elle fut mal accueillie, non considérée et on lui demanda de revenir le lendemain. Sur le trajet du retour, elle eut envie de mourir. Au volant de sa voiture, des images passaient où elle se voyait accidentée. Elle n’en avait pas le désir , mais ces idées suicidaires lui traversaient l’esprit.

Chloé m’a appelée en rentrant chez elle. J’étais en consultation. Elle voulait savoir si j’avais une disponibilité. Nous avions RDV le lendemain. Je n’avais pas de créneau de libre le jour-même. Chloé est venue le lendemain pour me raconter ce témoignage effarant. J’ai du ramasser mes bras sur le sol du cabinet. Elle était très gênée, ne sachant que faire dans cette situation. Cette jeune fille avait clairement identifié que ce qu’elle avait vécu n’aurait jamais dû arriver mais elle avait peur de briser une vie professionnelle. Dilemme pour sa conscience. Pour l’aider à trancher, je lui ai dit de repasser voir la police pour au moins déposer une main courante.

Qu’en pensez-vous?

Charlemagne, l’internement et les électrochocs

Charlemagne

Un des patients les plus délirants que j’ai été amenée à voir avait un diagnostic de paraphrénie de posé. Il s’agit d’une maladie psychiatrique assez rare qui consiste à avoir un délire imaginatif. Très bien inséré dans la société jusque là, il était professeur de mathématiques, aimé de ses étudiants et apprécié de ses collègues initialement. Mais peu à peu, il avait commencé à délirer de façon de plus en plus étrange en étant de plus en plus convaincu de ce qu’il pouvait raconter.

Bien que d’origine africaine, il se savait du fait de son patronyme être un descendant direct de Charlemagne et devoir continuer son oeuvre de reconquête des territoires de son illustre ancêtre. La réunification de l’Europe en boutant les arabes de France et en partant en croisade contre l’invasion chinoise qui était à notre porte faisait partie de son plan guerrier et il aimait à parler de stratégie militaire. Les indiens d’Amérique du Sud complétaient le tableau géopolitique en ayant déclaré la guerre à la Chine, menaçant ainsi la vieille Europe. Il ne manquait plus que l’Océanie (Charlemagne étant d’origine africaine) pour représenter  l’intégralité du globe. A certains moments, je me disais qu’il s’était trompé de vocation, il aurait plus fait un tabac en cours d’histoire-géographie qu’en mathématiques…

Quelques temps avant son hospitalisation dans le service de psychiatrie de secteur où je l’ai rencontré pour la première fois en tant que toute jeune interne, il avait menacé de mort sa psychiatre avec une telle véhémence qu’elle avait légitimement pris peur pour sa vie et avait demandé à ce qu’il soit évalué plus amplement à l’hôpital. Une violence inouïe  ressortait de son discours mais il n’était jamais passé à l’acte et n’avait jamais agressé personne. Sachant qu’avant de passer à l’acte la majorité des personnes atteintes de troubles mentaux évoquent leurs projets, il valait mieux ne pas attendre de la voir décapitée devant la porte de son cabinet de consultation.

Son discours s’étoffant avec le temps, il devenait de plus en plus menaçant, malgré les traitements qui tentaient au mieux de maîtriser la violence qui montait en lui. Il en voulait encore plus à sa psychiatre, tenue pour responsable de son “internement” selon lui.

Je mets ici des guillemets au mot “internement” car en tant que psychiatre, il me choque assez souvent. Encore souvent utilisé par certains patients qui ont l’imaginaire d’une psychiatrie uniquement privative de liberté, je le trouve très réducteur et péjoratif et ai gardé l’habitude de corriger systématiquement les personnes qui l’utilisent en remplaçant par le mot “hospitalisation”. Même quand il s’agit d’un soin sous contrainte. Car il s’agit justement d’un soin. Et non d’une décision arbitraire.

C’est certes de la sémantique mais il m’arrive d’être pointilleuse quand cela a son importance en terme de représentation. L’”internement”  donne à la personne la sensation d’une extraction définitive de la société. Et cela ne correspond jamais à la réalité maintenant. Une hospitalisation a toujours un début et une fin: même si c’est long!

Pour revenir à Charlemagne, du fait de l’absence de réponse aux traitements qu’on lui dispensait, l’hospitalisation promettait d’être longue. Et un, et deux et trois et quatre traitements successifs médicamenteux sans avoir d’efficacité.

Du fait de la résistance pharmacologique et de la gravité des conséquences potentielles chez lui, une alternative nécessitant la “fée électricité” devenait indispensable. Nous lui avons ainsi proposé (certes de manière convaincante au vu du peu de résultats des médicaments) de faire des séances de sismothérapie aussi appelée électroconvulsivothérapie (ECT) et anciennement électrochocs. C’est juste le traitement le plus efficace dont on dispose en psychiatrie. Là où les meilleurs médicaments marchent autour d’une efficacité de 50%, l’ECT permet plus de 70% de rémission des épisodes psychiatriques pour laquelle on l’utilise. Avec même des indications d’utilisation en première intention. J’y reviendrai dans d’autres articles.

Après une dizaine de séances Charlemagne allait déjà beaucoup mieux et à la fin des vingt séances dont il a bénéficié, le délire était loin derrière lui. Il a ainsi pu reprendre son activité, en changeant évidemment de lycée pour que la réputation qu’il s’était faite avant son hospitalisation de le suive pas trop.

Lenaïg, 17 ans, en grève de la faim depuis 5 jours

grève de la faim

 

Cette histoire illustre le peu de moyens et la complexité des prises en charge dans le domaine de la pédopsychiatrie.

Lors d’une garde en hôpital général, je suis appelée dans le service de rhumatologie pour voir Lenaïg, dix-sept ans dans une semaine, qui est hospitalisée depuis trois semaines pour une sciatique très douloureuse (hyperalgique dans le jargon médical).

Cette gamine est placée à l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance) d’une autre région, retirée de la garde de ses parents qui ne sont pas en mesure de s’occuper de son éducation. Ils sont pourtant dans le milieu médical pour la mère et paramédical pour le père, mais Lenaïg a une personnalité fort affirmée qu’on pourrait qualifier de limite (voir  l’histoire de Cécile pour percevoir un peu mieux son vécu: https://lafolieordinaire.fr/index.php/2016/09/28/jai-ete-confronte-a-personnalite-limite-de-linterieur/).

Elle est venue sur notre région depuis un mois et demi dans un foyer pour pouvoir intégrer une école de comédie musicale. Mais ça ne se passe pas très bien. Elle se plaint de douleurs de sciatique de la jambe droite depuis un an et demi avec des crises qui nécessitent parfois des traitements lourds. Elle a nécessité ainsi la mise en place d’un traitement intraveineux (IV) par de la morphine et des antivomitifs car elle dit être aussi très nauséeuse quand elle a mal. Après de nombreux examens complémentaires (biologie, IRM du cerveau et de la moelle), le bilan ne retrouve pas de cause de ces douleurs.  

Un diagnostic de somatisation est fait, signifiant que l’origine des douleurs est dans la souffrance psychologique. Le pouvoir du cerveau est grand et dans certains cas, il peut convaincre qu’on a vraiment mal sans qu’il n’y ait de raison physique. En gros, elle n’a pas de traumatisme physique, les disques entre ses vertèbres sont parfaits et elle n’a pas de nerf coincé. Il est décidé de faire un relais du traitement  IV en traitement par la bouche, pour faciliter la suite de la prise en charge.

Mais Lenaïg n’est pas de cet avis. Elle veut continuer à avoir un traitement IV et demande à être nourrie par la perfusion. Du fait des nausées dont elle se plaint, elle dit être incapable de mettre quoi que ce soit dans sa bouche sans vomir et a décidé de ne plus rien y mettre, ni médicament, ni nourriture, ni eau. Elle fait la grève de la faim, et ce, depuis cinq jours. Elle est pourtant capable de fumer un bon paquet dans la journée…

Quand les rhumatologues m’appellent, le problème est que Lenaïg veut désormais sortir de leur service car elle ne se sent pas soignée. Ils ont été obligés d’appeler la sécurité de l’hôpital car elle devenait violente à leur égard, verbalement et physiquement. Situation difficile car légalement et administrativement, elle dépend à la fois de l’ASE de sa région et de ses parents. Le foyer de notre région a décidé de l’exclure au vu des difficultés qu’il avait à la prendre en charge. La gamine se retrouve donc sans point de chute en plein week-end prolongé.

La première fois que je la vois, elle est au téléphone dans sa chambre et quand j’annonce que je suis psychiatre, elle m’accueille avec un « cassez-vous, j’vois pas les psy » qui m’incite au contraire à rester. Je m’assied et écoute la conversation. Elle est avec un ami, « Loulou », et décharge sa colère contre le monde des adultes dont elle se sent victime. Sa mère doit avoir les oreilles qui sifflent très fort et j’en prends aussi pour mon grade. A la fin de son coup de fil, je commence mon entretien et comprend son angoisse de se sentir encore une fois abandonnée et sa détermination de faire chier les adultes qui sont responsables d’elle.

S’ensuit une série de coup de fils : mère, éducatrice du foyer, cadre du foyer, pédopsychiatre d’astreinte, sécurité, pédopsychiatre responsable de l’unité  sécurisée… Les heures passent mais j’ai de la chance : une place est disponible dans le service de pédopsychiatrie et il est finalement décidé de l’hospitaliser dans l’unité sécurisée pour la protéger du risque de fugue et débuter une prise en charge psychiatrique.

Malheureusement, il se passe quatre heures avant que les ambulances n’arrivent! Et bien évidemment, cela laisse le temps à Lenaïg de refuser le transfert.  Dans ce genre de situation, je n’en menais pas large. Tous les voyants étaient au vert pour que les choses se passent bien. Les médecins, le foyer, les parents, tout le monde était favorable à ce qu’il puisse y avoir un relais vers la psychiatrie. Oui, mais pas la principale intéressée!

Légalement, je n’avais pas d’inquiétude à me faire. Du fait de son statut de mineure, elle était sous des responsabilités qui m’avaient autorisée à faire ce transfert. Mais elle n’était pas d’accord et après des heures de négociation, cela voulait forcément dire nécessité de recourir à la force. Malgré ma réticence à recourir à ce genre de solutions, je n’eus pas le choix. Une injection intramusculaire d’un sédatif eut raison de ses velléités d’opposition et permit le transfert dans l’unité de pédopsychiatrie.

Quelques heures plus tard, je suis à nouveau appelée, cette fois–ci dans le service de pédopsychiatrie lui-même, car elle exige un lit médicalisé.

Avec la cadre du service qui s’était renseignée, nous lui expliquons la nécessité de patienter, car ce genre de matériel doit être commandé et n’est pas disponible en week-end ni en jour férié. Elle finit par se calmer au bout d’un moment.

Sur la fin de ma garde, je salue alors par avance la patience que mes collègues pédopsychiatres devront avoir pour négocier avec l’ASE de l’autre région pour lui trouver une solution de remplacement du foyer de notre région qui l’a gentiment éconduite.

Être pédopsychiatre, c’est parfois un peu être MacGuyver et bricoler une prise en charge avec les moyens du bord…

Romain ou comment la chute conduit au Tourette

Tourette

Romain a croisé mon chemin à l’hôpital général. Il m’avait été adressé pour un syndrome de Gille de la Tourette consécutif d’un traumatisme. Rien ne serait arrivé sans “la faute à pas de chance”, comme il le disait si bien.

L’accident

Quelques années auparavant, alors qu’il était avec des amis, un pari fut fait. Ils avaient un peu bu, étaient en confiance, imaginatifs et un peu désinhibés. Alors il est monté sur un poteau de signalisation d’une impasse. Un truc sympa entre potes. Une gentille bêtise sans conséquences. Pour rigoler, faire une photo sur le trône et montrer ses aptitudes simiesques encore développées. Un pied, le deuxième par dessus le premier. Le premier revient au dessus du deuxième. Et zweep! Il glisse en arrière, tombant sur le crâne de tout son poids et d’un peu moins de deux mètres. Sur le bitume. Violemment.

Ses copains furent affolés, appelèrent les pompiers et il fut rapidement pris en charge en neurochirurgie. Un hématome s’était formé dans sa boîte crânienne, risquant de comprimer son cerveau. Après évacuation de l’hématome, il fit quelques jours de coma et fut hospitalisé quelques semaines. Il récupéra toute sa motricité. Sur le plan cognitif, il avait des performances proches de la normale, avec une vitesse de traitement de l’information légèrement moins bonne. Son aptitude au langage était globalement comme avant . Il avait juste un syndrome de Gille de la Tourette qui était apparu.

Diagnostic du syndrome de Gille de la Tourette (SGT)

Ce diagnostic est posé lorsqu’une personne souffre de tics involontaires, soudains, brefs et intermittents, se traduisant par des mouvements (tics moteurs) ou des vocalisations (tics sonores). Il s’ajoute fréquemment un ou plusieurs troubles du comportement : déficit de l’attention-hyperactivité, troubles obsessionnels compulsifs, crises de panique ou de rage, troubles du sommeil ou de l’apprentissage. Elle a souvent une composante génétique et débute la plupart du temps dès l’enfance. Pour plus de renseignements, voici la fiche orphanet sur cette maladie:

https://www.orpha.net/data/patho/Pub/fr/GillesdelaTourette-FRfrPub43.pdf

Cette maladie potentiellement assez impressionnante n’est pas inconnue du grand public. Plusieurs films ou séries mettent en scène des personnages qui en sont atteints. Notamment quelques épisodes d’Ally Mac Beal ou John sort avec une femme qu’il défend d’abord au tribunal pour avoir commis des crimes à cause du syndrome de Gille de la Tourette. De même, dans l’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Oliver Sacks fait état d’un de ses patients, Ray, pour qui cette pathologie est synonyme de créativité musicale. Une fois le traitement effectif, il la perd et se demande si les tics ne sont pas son identité propre. Et que finalement vouloir lutter contre le transforme en quelqu’un qu’il n’est pas prêt à connaître.

Romain

Pour ce qui est de Romain, l’origine de son syndrome n’était pas classique. Mais les symptômes l’étaient. Qui le mettaient en grande difficulté. Les tics moteurs ne lui posaient pas trop de problèmes. Il clignait des yeux, haussait les épaules et se tapotait les genoux lorsqu’il était assis. Par contre, ses tics vocaux l’avaient déjà conduit dans des situations dangereuses. Il pouvait rire involontairement, mais surtout, avoir des coprolalies (proférer des insultes involontaires). A savoir chez lui de verbaliser à voix haute ce qu’il peut penser en présence des personnes. Comme Romain vit avec l’allocation adulte handicapé (AAH) car il n’arrive pas à travailler, il habite en HLM dans une cité de banlieue, avec une population diversifiée.

Tous les jours, Romain a l’impression de risque sa vie. Il lui arrive régulièrement de dire “sale noir”, “bougnoule”, “face de citron” ou “gros tas” et autres insultes dirigées contre des personnes qui ont pu se retourner contre lui et lui casser la figure. Involontairement, bien entendu. Comme s’il ne pouvait retenir les pensées qu’il savait ne pas avoir à dire. Romain avait déjà perdu deux dents comme cela. Et n’avait pas vraiment envie que cela continue.

Son moral était dans les chaussettes et il avait des envies de mourir pour ne pas avoir à continuer cette vie qui lui semblait trop difficile à vivre. Romain habitait loin et je ne l’ai pas vu très longtemps. J’ai un peu modifié son traitement. Il avait l’air mieux. Et puis il n’est pas revenu. Je me demande s’il a pu déménager et faire la formation qu’il avait eu dans les cartons à un moment de sa vie. A l’époque où l’espoir était plus vif…

Hara-kiri

Hara-kiri

On dit souvent en psychiatrie que globalement les différents troubles qui existent se répartissent de manière à peu près équivalente aux quatre coins de la planète. Oui, globalement. Mais une des choses qui par contre est très différente est l’expression de ces troubles et les croyances qui peuvent être données face à elles.

L’expression émotionnelle

J’ai eu ainsi l’occasion de voir ce que la coloration ethnique pouvait donner dans un contexte particulier. Chez les asiatiques en général, notamment les japonais, l’expression des émotions est très mal vue, et un signe de mauvais self-contrôle. On se doit en toute circonstances de rester calme, malgré les tourments que l’on peut ressentir. Il s’agit bien évidemment de principes éducatifs, qui disparaissent souvent chez les jeunes générations “intégrées” à la société occidentale. Mais pas toujours…

Ainsi, lorsqu’un accident de la voix publique arrive en France, nous aurons droit à une agitation, un flot de parole d’intensité et de hauteur variée. Et des gens qui se mettent sur la figure, s’insultent dans un certain  nombre de cas. Très loin de ce qui se passe au Japon, où les protagonistes sortent de leur voiture pour signifier qu’il y a un problème, constatent les dégâts éventuels et remontent dans leurs voitures respectives. Sans un bruit. Sans aucune expression émotionnelle. Comme le maquillage des clowns, figés dans des émotions qu’ils ne traversent pas, l’air neutre quoiqu’il leur arrive.

Ginko

Alors quand Ginko, vingt-deux ans, étudiant sage et discipliné, qui était plutôt apprécié de ses camarades de faculté de mathématiques, a commencé à déprimer, son visage n’a pas beaucoup changé et personne ne s’est rendu compte de l’étendue de sa souffrance. Il broyait du noir à longueur de journée et aurait pu aisément tromper de bons joueurs de poker sur son jeu.

Et pourtant, il n’avait pas un jeu facile à vivre. Il venait de se faire larguer par sa petite copine avec qui il était resté trois ans. Mais comme il était très secret, ses parents n’étaient pas trop au courant. Et peu de gens avaient eu l’occasion qu’il se confie à eux.

Seul son discours aurait pu laisser présager que les choses commençaient à tourner au vinaigre. Il commençait en effet à faire des remarques dont il n’avait pas l’habitude antérieurement. Très pessimiste. Sans pour autant que cela le concerne. C’était juste la manière dont il commençait à voir le monde. Presque sur un versant apocalyptique, de plus en plus convaincu que les choses se dégradaient.

Hara-kiri

Alors quand il s’est retrouvé aux urgences avec le sabre qui ornait le salon planté dans son thorax , après avoir fait hara-kiri, tout le monde fut très étonné: sa famille comme ses amis. Pas de conflits connus ni de déshonneur à l’horizon qui puisse pour eux justifier un tel geste.

Par chance, il était meilleur mathématicien que samouraï et son maniement de sabre ne lui permit pas de faire les mouvements nécessaires pour que l’éventration le conduise à la mort. Les chirurgiens qui l’opérèrent en urgence permirent de le sauver et il fut hospitalisé dans le service de psychiatrie où je travaillais à ce moment.

Peu d’asiatiques se plaignent et l’expression émotionnelle peut ne quasiment pas exister. Ginko était de ceux-là. Il donnait froid dans le dos car je me sentais démunie face à lui. C’est comme si je ne pouvais rien me mettre sous la dent en tant que psychiatre pour évaluer la souffrance et prévoir s’il y avait un risque de récidive ou pas. Avec l’impression de lutter avec un cure-dent contre la maladie psychiatrique armée du même sabre avec lequel il avait tenté de s’ôter la vie.

Reboot?

Une autre manière de voir les choses pourrait être de dire qu’il avait peut-être des symptômes dépressifs détectables avant son geste, mais que l’électrochoc de celui-ci a fait comme une RAZ, un reboot qui lui a permis de sortir de la dépression. J’avais déjà vu cela pour d’autres patients malgré des tentatives de suicide d’une telle gravité que le passage en réanimation était souvent le dénominateur commun.

Le fait est que Ginko semblait n’avoir aucun des habituels symptômes de dépression recherchés à l’examen psychiatrique. Après l’avoir gardé un certain temps en évaluation à l’hôpital, plus pour se rassurer que pour faire quelque chose, il sortit et continua le suivi en consultation. A ce jour, il va toujours bien, illustrant la difficulté de notre métier dans l’évaluation émotionnelle de nos patients dans certains cas.

Amandine ou comment le boulot tue les cadres infirmières

Amandine ou comment le boulot tue les cadres infirmières

 

Amandine était la cadre du service où je travaillais à l’époque. La (le) cadre d’une unité d’hospitalisation est un(e) Infirmièr(e) Diplômé(e) d’Etat (IDE) qui a passé une année de plus sur les bancs de l’école des cadres (Institut de Formation des Cadres de Santé IFCS) et a travaillé au moins quatre ans de bons et loyaux services en tant qu’IDE.

Les cadres ont comme boulot de superviser les autres IDE. Avec pas mal de responsabilités administratives et organisationnelles, ce qui en fait un poste clef à l’hôpital pour que le fonctionnement soit optimal dans un service.

Cela va de la gestion des plannings des infirmièr(e)s à la présence dans les réunions de service, en passant par les commandes de matériel, la coordination des entrée et sorties des patients ou encore dépanner les autres IDE sur les tâches cliniques du quotidien. Liste non exhaustive bien sûr. Évidemment, d’un service à l’autre, cela dépend beaucoup de l’activité clinique et en chirurgie, en service de médecine ou en psychiatrie, il peut y avoir de sacrées nuances.

Le caractère de la (du) cadre influe beaucoup sur la fonction et l’ambiance qu’il peut y avoir dans une équipe infirmière.  

Amandine faisait partie de ces gens qu’on dit investis au travail. Alors elle n’y rechignait pas. Toujours prête à aider. Mais aussi dans une forme de stress permanent. Je ne crois pas l’avoir vue autrement que courir, ne tenant que rarement en place. Passant d’une activité à une autre avec une célérité digne des coureurs de fractionné.

Dans le jargon psychiatrique, on pouvait dire qu’elle avait une personnalité de type A. Cela signifie qu’elle était en permanence en hyperactivité, dans un sentiment d’urgence, un énervement facile et un hyperinvestissement professionnel. A côté de cela, elle pouvait être considérée par les autres comme un peu “pète-sec” car elle démarrait au quart de tour quand les choses ne se passaient pas comme elle le désirait. Son désir de perfection était parfois fatiguant pour tout le monde car la barre était mise haute pour elle comme pour les autres.

Bref, elle savait se mettre la pression et la mettre à toute l’équipe mais le travail était bien fait.

Elle était toujours la première à accepter de reprendre les astreintes des autres quand ils avaient un empêchement. De ce fait, son mari et ses trois enfant pâtissaient un peu de ce surinvestissement et auraient aimé la voir un peu plus. Cette situation était en partie due au manque d’effectif car seuls trois des cinq postes de cadre du service étaient pourvus à l’époque. Il fallait travailler quasi deux fois plus pour faire fonctionner la boutique. Car la (le) cadre, comme la (le) médecin, n’est pas censé(e) compter ses heures, mais faire le job.

Comme fréquemment dans ces circonstances, se griller une petite clope permettait d’avoir un argument pour se poser deux minutes quelques fois dans la journée. Bien sûr, cela augmente le stress mais la dépendance donne l’illusion de soulager et de gérer le stress. Elle avait déjà fait une alerte cardiaque quelques années avant, avec un infarctus du myocarde sur des artère coronaires un tantinet bouchées. De ce fait et du fait de sa personnalité, elle avait un grand risque que cela se renouvelle.

Un soir qu’elle était rentrée tard chez elle après avoir géré une situation compliquée dans le service, elle a eu à nouveau mal à la poitrine. Son fils a alerté les secours pendant que son mari tentait de faire quelque chose. Mais il n’était pas soignant. Et ne connaissait pas les gestes élémentaires de réanimation. Quand les pompiers puis le SAMU sont arrivés, il était déjà trop tard. La vie l’avait fuie. Elle avait quarante-six ans.

J’y ai souvent pensé. Avec amertume. Parce qu’il est facile de s’investir à fond dans son travail. De s’y plonger corps et âme. De se faire vampiriser. Nous avons des emplois prenants. Des vies entre nos mains, des destinées à recaler. Cela peut être grisant, nous inciter à toujours en faire plus. Parfois nous en perdons l’essentiel: nous sommes là pour vivre. Et la vie ne se résume pas à l’action permanente. Être, simplement être, par moments, est capital. Et pour aider les autres, il est nécessaire de d’abord s’aider soi-même. Connaître ses limites. Et ne jamais les dépasser. Ce n’est pas de l’égoïsme. Bien au contraire, il s’agit d’altruisme de fond. Pour tenir la route, il faut s’économiser. Alors pour Amandine, vivons pleinement et apprenons à gérer notre stress pour être en mesure de soutenir les autres.

Je suis le Ré, le Râ, le Tout Puissant

Râ

Certains patients sont des artistes. On a souvent fait des parallèles entre la folie et l’art et nombreux sont ceux qui ont bénéficié de circonstances atténuantes dans leurs dérapages. Nombreux aussi sont les artistes incompris, inconnus, dont l’art n’a parfois pas dépassé la salle d’art-thérapie de l’hôpital psychiatrique qui les a un temps hébergés dans les moments les plus critiques.

Ismaël

Sur un hôpital de secteur, en unité fermée, j’ai fait la connaissance d’Ismaël. Il était musicien, compositeur et interprète. Il avait à plusieurs reprises été invité sur des plateaux de télévision pour présenter ses compositions et était plutôt bon chanteur et guitariste.

Ismaël était aussi atteint d’une schizophrénie relativement grave qui le mettait dans des états assez impressionnants. Il y avait à la fois des éléments de mégalomanie et un délire imaginatif assez fourni. Il était ainsi volubile et l’opinion qu’il avait de lui même ne manquait pas de déformer ses chaussures et ses casquettes. D’une voix changeante, il se faisait le réceptacle d’autres personnages. Ismaël déclamait ainsi régulièrement en salle commune:

  • Je suis le Ré, le Râ, le Tout Puissant! Vous me devez tous la vie. Sans moi, vous auriez déjà été anéantis. Si je n’avais pas été l’interprète des Entités, que j’ai comprises et réussi à apaiser, elles auraient envahi notre planète.
  • Ismaël, arrêtez de crier, vous faites peur aux autres patients, tentions nous de raisonner pour éviter de voir des mouvements de foule parmi ses compagnons d’infortune.
  • Tremblez et respectez moi! Vous m’êtes tous redevables. Sans moi, pfiou! Écrasés, pulvérisés que vous auriez été…
  • Merci Ismaël, nous vous devons une fière chandelle, ajoutais-je pour tenter de l’apaiser. Ne voulez-vous pas qu’on en discute en entretien dans votre chambre ou dans mon bureau? Pour un peu plus de confidentialité…

Il pouvait être accessible encore au raisonnement malgré le caractère intimidant du ton qu’il prenait dans ces moments-là. Il n’avait jamais été agressif physiquement et était connu du service depuis de nombreuses années. Cela me rassurait un peu, mais je dois dire que je n’étais pas toujours à l’aise avec lui. Je ne faisais pas toujours la fière et il sentait par moments qu’il pouvait générer la peur chez les autres.

La fugue

Un jour, nous constatons la disparition d’Ismaël. Il avait réussi à fuguer on ne sait comment du service. Nous recevons alors un coup de fil le lendemain:

  • Allô, bonjour, c’est l’hôpital psychiatrique de Cannes. Vous connaissez Ismaël?
  • Oui, j’ai peur de demander pourquoi. Il est chez vous???
  • Effectivement. Après avoir voulu monter les marches en compagnie des stars, il a été empêché par la sécurité, conduit au poste de police, puis dans notre service une fois qu’il a expliqué avoir fugué du votre.

Cette hospitalisation coïncidait en partie avec les dates du festival de Cannes. Ayant déjà eu l’occasion d’y aller, il avait décidé d’y retourner pour être à une place à la hauteur de son talent.

  • Vous le récupérez quand?
  • Ben attendez, il faut que je voie avec ma cadre, que cela tombe à un moment où il y a un nombre de soignants suffisant.
  • Si ça peut être le plus rapidement possible, ça nous arrangerait. En ce moment c’est vraiment la galère. Comme chaque année on a 30% des hospitalisations pendant le festival qui correspondent à des hors secteur. Et on peut plus hospitaliser nos propres patients après.

Comme expliqué plus haut, le secteur est l’endroit d’hospitalisation en lien avec le lieu d’habitation. Si un patient ne peut être hospitalisé sur son secteur, celui-ci peut parfois négocier avec les autres un hébergement temporaire le temps qu’une place se libère.

Certains secteurs qui ont très peu de lits comparativement à la population qui en dépend et certains patients peuvent parfois rester toute la durée de l’hospitalisation chez un hôte accueillant avec ce statut de “hors-secteur”. Quand le patient est hospitalisé sous contrainte, si le patient est récupéré, des soignants de l’hôpital normalement en charge du patient doivent venir dans l’hôpital d’hébergement pour que le voyage soit sécurisé et qu’on évite une fugue.

Vu le contexte, il était indispensable que deux personnes aillent chercher Ismaël à Cannes. L’aide-soignant accompagnant l’infirmière chargé de cette mission dira:

  • C’est déjà pas mal, mais il aurait dû fuguer en Martinique, j’aurais pu passer dire bonjour à la famille!

La paranoïa nuit gravement à la santé d’autrui

paranoïa

Norbert était là depuis déjà quelques années quand je suis arrivée dans ce service de psychiatrie fermé pour ma première année de psychiatrie. C’était un petit monsieur de soixante-huit ans, le dos voûté, les cheveux gris blancs. L’air triste, il errait entre sa chambre et les parties communes, comme une âme en peine, sans parvenir à s’arrêter pour discuter avec d’autres patients ou avec les soignants. Norbert semblait expier ses péchés qu’il continuait à raconter avec les mêmes détails que ceux rapportés la première fois qu’il fut confronté à ce qui fit basculer sa vie.

La vie d’avant

Norbert avait été marié et eu deux enfants avec sa femme. N’étant pas le boute-en-train que celle-ci aurait désiré, au bout d’un certain temps, elle décida de plier bagage avec les enfants quand ils ont eu six et dix ans.

D’une personnalité plutôt rigide et méfiante, il ne comprit pas trop mais finit par accepter. Norbert ne voyait ses enfants qu’un week-end sur deux et la moitié des vacances mais cela lui suffisait. Et il faut le dire, cela l’avait même arrangé. L’éducation des marmots n’avait pas été son truc.

Resté célibataire pendant des années, Norbert avait réussi à se faire mettre le grappin dessus par une femme plus jeune que lui de dix ans. Isabelle était veuve depuis deux ans au décès de son mari d’un cancer fulgurant du pancréas. Chacun vivait chez soi mais ils se retrouvaient régulièrement l’un chez l’autre pour passer un moment ensemble, partager un repas et se regarder un film à la télévision.

Peu à peu, Isabelle avait pris une place importante dans sa vie et le rythme qu’il avait acquis ronronnait dans une habitude rassurante, ne laissant pas la place à l’imprévu, tout se répétant à l’identique d’une semaine sur l’autre. Leurs vies étaient réglées comme un métronome qui ne pouvait plus tellement tolérer le contretemps. Cela dura quelques années d’un bonheur qu’il jugeait parfait.

Le basculement

C’est dans ce contexte que la mère âgée de sa compagne tomba malade. Comme elle vivait à 200 km, Isabelle dût aller sur place et s’absenter pour s’occuper d’elle. Il se retrouva alors seul quelques semaines.

Dans leurs habitudes, c’est Isabelle qui faisait les courses pour Norbert. Elle avait fait une réserve avant de partir car elle ne savait pas trop pour combien de temps elle partait.

Norbert était depuis un certain temps assez fragile et avait une certaine tendance à voir des signes là où tout le monde n’en voyait pas, à comprendre des évidences qui ne l’étaient que pour lui et à avoir des certitudes en interprétant des situations.

L’entretien de la psy

Je reprends là le dialogue que nous avons eu la première fois que je l’ai vu en entretien pour reprendre son histoire:

  • La dernière fois que je suis sorti en dehors de mon appartement, j’ai tout de suite compris que quelque chose se tramait. Quand je suis arrivé à l’angle de la rue de l’épicerie, je l’ai vu. Quand je l’ai regardé, il a automatiquement tourné la tête. C’était certain. Il avait compris que je savais.
  • De quoi parlez-vous Norbert? Que vous saviez quoi?
  • Et bien il avait compris que je voyais où il voulait en venir, pour le complot. Ils voulaient me piéger, je les ai bien vus venir de toute façon.  Ils m’ont pris pour un bleu mais je ne suis pas né de la dernière pluie. Ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire la grimace.
  • Qu’aviez-vous vu précisément?
  • Ce n’était pas la première fois. Déjà à deux pâtés de maisons, quand je suis passé devant la cabine téléphonique et que l’homme qui y était s’est arrêté de parler, il aurait fallu être un nouveau-né pour ne pas comprendre qu’il parlait de moi. Alors quand l’autre a tourné la tête, j’ai saisi qu’il voulait cacher son téléphone. Ils me surveillaient, y a pas à tortiller du cul pour chier droit.

Conviction délirante

  • Dans ce que vous me dites, je ne vois pas les éléments de certitude qui vous semblent si évidents. En tous cas vous vous animez aux souvenirs de cette période…!
  • Je m’en souviens comme si c’était hier. Je les revois précisément, leurs visages, leurs sourires narquois qui me narguaient et me faisaient bien saisir que j’étais déjà fait comme un rat, que le piège allait se refermer contre moi.
  • Qu’est-ce qui s’est passé ensuite Norbert?
  • Sachant l’ampleur du complot, je me suis dit que le plus sûr était de rester à la maison. Je me suis ensuite calfeutré dans mon appartement. J’ai coupé toutes les lignes. Ils me les avaient mises sur écoute évidemment. Et j’ai attendu.
  • C’est tout?
  • Je savais qu’ils allaient tenter quelque chose. Alors quand elle  est rentrée j’ai été triste mais encore une fois j’ai compris. Ils avaient réussi à l’embrigader et elle venait pour m’éliminer, croyant que je ne me méfierais pas. Alors là je suis devenu fou de colère et de tristesse mêlées. Je n’ai pas hésité très longtemps.

L’irréparable

  • Qu’avez vous-fait?
  • J’ai pris le couteau à découper et je l’ai frappée. Je ne voulais pas qu’elle risque de me faire du mal. Je suis si fragile.  
  • Vous l’avez assénée de 17 coups de couteau, c’est beaucoup non?
  • Elle bougeait encore, elle m’avait trahi, alors que je l’aimais. On était si heureux. Pourquoi a-t-il fallu que sa mère soit malade. Encore un prétexte ça. Elle avait déjà été contactée avant.
  • Vous n’avez pas été en prison pour votre crime. Pourquoi croyez-vous avoir bénéficié de cette grâce?
  • Ils savent que je ne suis pas responsable. Tout cela est de la faute de leur organisation. Ils m’ont piégé. Et maintenant ce n’est pas mieux. Je suis la depuis six ans maintenant. Régulièrement je suis reconvoqué par le juge mais il me laisse ici. Avec les fous. Mais je sais ce que j’ai vu et vécu.

Norbert a ainsi commis l’irréparable dans un contexte de délire paranoïaque. Six ans après, le délire est aussi important malgré les traitements qui n’ont pas l’air d’avoir d’effet sur lui. Il reste aussi convaincu qu’au premier jour. Alors il ne sort pas.

Je suis passée quelques années après. Il n’était plus là. Un arrêt cardiaque lui avait permis de sortir du service.

Les pieds devant…

Cannabis, Facebook et cinéma

Cannabis Facebook et cinéma

La première fois que je l’ai vu, il était mal voire pas rasé, sentait le tabac froid avec une telle intensité que mon bureau s’emplit de ces effluves en moins de deux minutes. Vingt-deux ans, le dos voûté, ses petits yeux interrogatifs croisant parfois mon regard, Jérôme avait décidé de faire une thérapie pour faire le point sur sa “vie de raté”. Pour parvenir à se comprendre et changer la donne.

Il avait débuté des études d’informatique mais était recalé cette année du fait de ne pas avoir rendu un mémoire. Jérôme passait donc le plus clair de son temps chez lui à fumer des joints et être dans son petit monde. Il avait des amis qu’il avait par moments du mal à fréquenter. Sa sociabilisation sous cannabis n’étant pas la meilleure. Certains d’entre eux faisaient partie du monde artistique.

Cinéma

Ainsi, a-t-il pu avoir la chance de participer au tournage du dernier film d’un grand réalisateur. En tant que figurant, certes, mais notre apprenti acteur avait pu voir un peu les dessous de cet univers. Le réalisateur offrait des consommations gratuites dans des vrais bars pour rendre plus vraie l’ambiance. Jérôme ne se fit pas prier et devint un peu entreprenant avec l’une des filles avec qui il avait eu la chance de partager ce moment convivial. Après quelques verres de trop, il ne se fit plus servir et fut congédié le lendemain.

  • Je me suis pas fait virer, hein! Mais bon, j’ai senti assez rapidement que l’assistante réalisatrice m’avait dans le nez. Ma gueule lui a pas plu, alors y a des chances que j’apparaisse pas au montage…

Cela l’avait pas mal secoué et Jérôme avait décidé quelques temps d’arrêter de fumer des joints. Enfin, jusqu’à la prochaine occasion d’en racheter… Soit moins de dix jours après!

Le délire

La dernière consultation où j’ai vu Jérôme, il m’a confié avoir traversé une période sacrément difficile depuis la consultation précédente. Il était convaincu qu’il était dans un film en cours de tournage, dont il était la caméra, le point de vue.

  • J’avais la sensation d’être dans la matrice et de chercher le lapin blanc. Que j’allais être contacté par Morpheus. C’était pas angoissant du tout. Je sentais qu’il était bienveillant. Tout prenait sens, avait une logique. Tout pouvait s’expliquer.

Il avait une diction rapide et s’animait par moments en évoquant son vécu expérientiel. Je commençais à me familiariser avec l’haleine de tabac froid et de cette odeur âcre que ses vêtements exhalaient aussi.

Facebook et l’amour

  • Le point de départ de tout ça, c’est quand même cette fille, Maud. J’ai fait connaissance avec elle dans un bar et on s’est échangés nos Facebook. J’ai commencé à discuter avec elle sur ce réseau social où je me suis inscrit justement pour ça. J’suis pas trop réseaux sociaux, mais pour draguer, si t’as pas un Facebook, c’est comme pour l’histoire de la Rolex à cinquante ans. Après j’ai dû être trop insistant, alors elle m’a bloqué. La loose…!

Cela avait été alors pour lui une grosse source de souffrance et de frustration et il avait commencé à décrypter tous les signes potentiels qu’il pouvait tout autour de lui.

  • Sur Facebook j’ai bien compris que tout faisait référence à Maud, que tout ce que les gens pouvaient dire aboutissait à elle, qu’elle était mon programme, mon aboutissement, la fin de mon film.

Il semblait obnubilé par cette fille qui ne montrait pas le moindre intérêt pour lui.

  • Dehors, c’était pareil, je sentais que Maud avait semé des indices partout pour que je puisse la retrouver, comprendre des choses sur elle. Bref, que je puisse être plus proche.

Les parents et le médecin traitant

En jeune adulte fraîchement et partiellement émancipé, il revenait régulièrement chez ses parents le week-end. Lessive, quelques tupperwares pour la semaine faisaient partie des agréments de ne pas complètement couper le cordon.

  • J’ai été chez mes parents pendant quelques jours et ils m’ont trouvé bizarre. Je leur ai raconté ce que je vivais, ce que je ressentais en ce moment. Ma mère a été voir son médecin généraliste et il m’a dit que je faisais une bouffée délirante aiguë ou épisode psychotique bref.

Et là, je me disais, alléluia! Magnifique travail du médecin traitant qui le connaît depuis qu’il babille. Mon travail sera plus simple.

  • Je me suis bien fait enguirlander, mais la vérité j’ai vraiment eu la sensations qu’ils étaient tous inquiets pour moi. C’est vrai que là, depuis que j’ai à nouveau arrêté les joints, je critique un peu cette période. Maintenant je m’en fiche de finir le film. Adviendra ce qui adviendra.

Critique partielle de son délire. Le mi-figue mi-raisin de la réassurance de la psychiatre.

Le cannabis

  • Et donc vous avez arrêté complètement les joints?
  • Enfin presque, j’en fume plus que deux trois par jour, rien à voir avec ce que je fume d’habitude!

C’était couru d’avance. Malgré le désir d’y croire. Là, je me dis que je ne suis pas plus avancée. Car la grosse question dans ce genre de cas de figure, c’est de savoir s’il débute une schizophrénie où si c’est “seulement” les joints qui le font délirer gentiment. Vu la motivation à arrêter de fumer,  ce sera difficile de faire sans un petit séjour dans un établissement public de santé. Après contact, ses parents étant à plus d’une heure de là où vit Jérôme, ils préfèrent qu’il soit hospitalisé près de chez eux. Avec l’aide du médecin traitant.

On croise les doigts. J’espère que les symptômes vont régresser à l’arrêt complet du cannabis…

Vincent et la Nuit au Musée

la Nuit au Musée

Travailler dans un lieu classé n’est pas toujours facile. Et être le concierge de ce type de lieu a quelques avantages et bien évidemment des inconvénients. Vincent avait cette chance d’avoir un logement de fonction dans un petit mais beau musée bien placé dans la ville. Il aimait son travail mais il en ressentait de plus en plus les pressions. Vincent avait pas mal de difficultés à passer outre et être zen. D’un naturel anxieux, il avait commencé un suivi à la consultation de l’hôpital pour des éléments de phobie des chats remontant assez loin dans son histoire de vie.

C’était plus un prétexte pour commencer à se faire aider sur un sujet précis, mais très vite les consultations tournèrent plutôt autour du travail. Il ressentait la pression de ses supérieurs hiérarchiques qui lui en demandaient toujours plus. Ils révisaient sa fiche de poste régulièrement “pour le faire devenir fou”. Concierge sur le musée la journée avec d’autres collègues, il restait la seule personne sur place la nuit. A y dormir et devoir rester vigilant au cas où il se passerait quelque chose. Conscient du risque potentiel, il faisait sa petite ronde tous les soirs mais se couchait globalement sur ses deux oreilles. Mais ça, bien sûr, c’était avant le drame…

LA nuit qui fit tout basculer

Il fallait que cela arrive, alors c’est arrivé. Un soir, des visiteurs probablement impatients de connaître la nouvelle exposition avant l’heure, se sont dit que les visites nocturnes du musée pourraient être une bonne idée. Et ils ne se sont pas privés. Entrant dans les locaux en faisant suffisamment de bruit, ils réveillèrent en sursaut Vincent. Celui-ci prit son courage à deux mains pour appeler la police.

Connaissant les recoins du musée, il tenta d’abord de voir qui cela pouvait être puis se ravisa en réfléchissant aux conséquences potentielles si ses fervents visiteurs nocturnes, probablement passionnés d‘histoire, se retrouvaient être armés. La crainte d’une balle perdue, qu’il ne gagnerait pas à connaître, le mit mal à l’aise et distilla le courage qu’il avait. Alors il abandonna, dans l’attente de la cavalerie.

Les sirènes retentirent une vingtaine de minutes après, lui donnant l’impression de nombreuses heures, qu’il passa sur le qui-vive, calfeutré dans son appartement de fonction, se demandant si ses hôtes intempestifs iraient lui demander un café avant de partir malgré l’heure tardive.

Avec le barouf des gardiens de la paix, il était peu probable que les voleurs restent. Après leur avoir ouvert et parcouru le musée en la présence rassurante des forces de l’ordre, nulle personne dans les murs et Vincent constata que rien n’avait été volé.

L’insomnie, reine de la nuit

Qu’étaient-ils venus faire? Quel avait été leur projet? Y sont-ils parvenus et sinon pourquoi? Avait-il rêvé ou halluciné? Autant de questions qui tournaient dans la tête de Vincent qui commençait à ne plus pouvoir trouver le sommeil dans son antre historique.

Quand venait la nuit, le monde devenait peuplé de rôdeurs qui l’empêchaient de fermer l’oeil. Dormir était devenu l’assurance de la réitération de cette intrusion, qu’il considérait quasiment comme un viol.

Rapidement, ses troubles du sommeil s’aggravèrent et la situation se compliqua d’une dépression. Il fallut introduire un traitement antidépresseur et il aurait fallu faire un arrêt de travail. Mais comment arrêter quelqu’un dont le lieu de travail est aussi le lieu d’habitation, responsables tous deux de la symptomatologie? Vincent se trouvait confiné dans son logement de fonction et à chaque sortie, il croisait des collègues lui rappelant son métier, et à chaque fois que la nuit tombait, il savait que les conditions de la montée d’angoisse restaient réunies, car les budgets de l’état ne permettaient pas d’engager quelqu’un pour faire le vigile dans le musée.

Après quelques temps, il fallut se rendre à l’évidence que cela n’arrangeait pas les choses et il retourna au travail. Les antidépresseurs lui permirent de remonter un peu la pente, mais la crainte restait.

Et la crise dans tout ça

Pour compléter, l’Etat étant dans la recherche des dépenses inutiles, il recevait des pressions pour passer des concours qui lui permettraient de passer de catégorie C à catégorie B, en lui disant qu’ils pouvaient presque lui donner du fait de son ancienneté.

  • Mais je l’sais bien moi pourquoi ils font ça. Ils me prennent pour un crétin mais j’suis au courant que j’y aurai plus droit à mon logement de fonction si j’passe en catégorie B. Ils m’augmenteront de deux cent euros sur ma paie, mais qui va devoir se trouver un appart? C’est bibi. Et c’est pas avec deux cent euros que je vais me loger dans le centre-ville…

Alors, il hésitait. D’un côté, perdre son logement de fonction revenait à perdre une qualité de vie non négligeable. De l’autre côté, cela l’aiderait probablement à gérer ses problèmes de sommeil liés au contexte.

Quand j’ai quitté l’hôpital, il n’avait toujours pas tranché…