Marie-France avait fait de nombreuses démarches pour changer de lieu de prise en charge et venir parmi nous. Elle avait déjà eu l’habitude d’être hospitalisée sur son secteur à de multiples reprises pour des syndromes anxio-dépressifs et des cures de sevrage dans un contexte de consommation chronique d’alcool. Un diagnostic de bipolarité traînait dans les cartons. Son ordonnance faisait peur. Tant de lignes. A son âge.
A peine la trentaine, d’origine antillaise, Marie-France cumulait un certain nombre de difficultés. Bringueballée dans sa petite enfance à la suite de la séparation de ses parents, elle avait côtoyé un certain nombre de beaux-pères du fait de l’instabilité de sa mère dans les relations amoureuses. Sa mère n’avait pas été en mesure de lui fixer des limites claires car elle avait elle-même eu du mal à se les représenter de par sa propre expérience globalement anarchique. Alors Marie-France ne savait pas trop où elle campait. Sa vie était faite de ruptures.
Sur le plan professionnel, elle enchaînait des contrats courts, se fâchait avec ses collègues, ses patrons, repassait pas la case Assedic puis Pôle Emploi. Elle avait fait tellement de métiers différents qu’elle aurait presque déjà pu dresser un inventaire de la diversité de l’emploi en France. Précaire, bien entendu! Marie-France avait bossé dans la vente et la restauration sur différents postes, mais elle avait aussi fait des jobs comme plier et rouler des affiches publicitaires, trier des factures, coller des timbres, peindre des figurines, faire des saisons loin de chez elle en vendant des chouchous sur la plage, aidant pour les vendanges…
Bref, Marie-France avait vu du paysage et rencontré des gens différents suffisamment régulièrement pour ne pas avoir d’attaches fixes. Elle considérait que l’Homme était plus un problème qu’une solution et commençait à devenir sérieusement misanthrope. La seule, qui avait grâce à ses yeux, de plus en plus au cours de sa vie, était La Bouteille. Toujours rassurante, apaisante et disponible, si elle en mettait le prix. Jamais un mot plus haut que l’autre. La Bouteille lui conférait ce qui lui semblait le plus important dans cette vie qui générait un embouteillage au sein de ses pensées: leur progressive dissolution, jusqu’à l’oubli.
Seul hic, qui revenait tel un boomerang dès le lendemain, les conséquences relationnelles. Les amis, elle en avait soupé. Mais là, elle avait sérieusement réussi à se brouiller avec sa mère et sa soeur, d’une manière qui lui semblait irréversible. Marie-France ne pouvait désormais plus compter que sur elle-même.
Cette jeune femme pleine de ressources qui avait aussi mis un terme à sa prise en charge addictologique antérieure avait remué ciel et terre pour venir se faire hospitaliser sur le service où je travaillais à ce moment. Elle voulait qu’on réévalue les diagnostics et les traitements qu’elle avait et en profiter pour faire un énième sevrage de La Bouteille (voir ici pour une autre histoire de sevrage chez un pilote de ligne).
Le programme avait l’air alléchant. L’équipe de soins était motivée. Personnellement, j’étais curieuse de la manière avec laquelle mon chef de l’époque allait procéder, car en étudiant le dossier médical et les comptes-rendus qui nous avaient été transférés des établissements de soins qui avaient déjà eu l’occasion de s’occuper de Marie-France, je sentais que nous n’étions pas au bout de nos peines. Outre l’addiction à l’alcool, il y avait eu aussi de nombreuses autres addictions, au cannabis, à la cocaïne, aux médicaments anxiolytiques (voir cet article sur Huguette et l’arrêt des gouttes) et antalgiques, aux jeux d’argent.
L’impulsivité de Marie-France ne se cantonnait pas aux addictions. Elle se mettait aussi en danger sur le plan alimentaire, avec des crises de boulimie. Baffrant par exemple deux brioches de quatre-cent grammes et deux tablettes de chocolat en quelques minutes. La culpabilité se déclenchait sitôt l’exploit achevé, l’estomac dilaté. Marie-France usait alors de son fameux pistolet manuel, l’index et le majeur lui chatouillant le fond de la gorge pour stimuler le réflexe nauséeux et ainsi se vider de son forfait. Allégée du poids acquis temporairement, la culpabilité se dégonflait automatiquement. Jusqu’à nouvel ordre…
Par ailleurs, elle avait aussi une conduite “sportive”. Et il n’était pas rare que Marie-France soit sous l’emprise de l’alcool au volant. Malgré une certaine chance, elle avait tout de même perdu un certain nombre de points de son permis. Et elle n’était plus très loin de se le faire retirer à la prochaine incartade.
Toutes ces caractéristiques de personnalité laissaient entendre qu’il y avait probablement un trouble de personnalité limite ou borderline sous-jacent (voir cet article pour une autre vignette illustrant cette problématique)
Du fait de son bagout certain, elle avait réussi le tour de force de garer sa voiture non loin du service, sur des places habituellement réservées à des professionnels de santé. Ayant voulu ramener tout son domicile à l’hôpital, comme ses trois valises ne rentraient pas dans le placard de la chambre du service, elle stockait aussi dans sa voiture. Où elle faisait donc régulièrement des petits passages.
Jusque-là, les choses se passaient bien. Nous avions pu progressivement alléger son ordonnance en antalgiques jusqu’à pouvoir retirer ceux de pallier deux et trois, en accord avec l’équipe mobile de la douleur, réduire le nombre d’anxiolytiques pour ne garder plus qu’une seule molécule (elle en avait quatre!) et faire un travail sur le traitement de fond qui associait trop de régulateurs de l’humeur, d’antidépresseurs et d’antipsychotiques pour qu’on puisse avoir une vision claire.
Au bout d’un moment, nous avons par contre senti la réserve qu’avait Marie-France à la diminution de l’anxiolytique qui restait. Et malgré des changements de vêtements pas aussi fréquents qu’il eût été légitime de retrouver, elle faisait des passages à sa voiture qui semblaient se multiplier. Jusqu’au jour ou un soignant a pu la voir “se recharger” dans sa voiture, qui en fait contenait un certain nombre de litres de rhum, destinés à ce qu’elle puisse tenir son hospitalisation qui avait vocation à ce qu’elle puisse se sevrer de l’alcool…
Un classique que j’avais déjà vu lors de remplacements en clinique. Et qui mettait en exergue la difficulté de l’aide portée aux personnes désirant rompre avec la substance pour laquelle la dépendance rendait la motivation au sevrage relativement fragile. Certains pouvaient avoir la “bonne volonté” de tout mettre en oeuvre pour que cela puisse marcher. Faire en sorte que toutes les cartes soient de leur côté. D’autres, à l’avance, prévoient qu’ils craqueront et facilitent la rechute avant même de parvenir au sevrage d’une durée suffisante en se gardant sous le coude de quoi tenir, au cas où cela serait trop dur. Tout en laissant croire aux soignants que leur désir reste intact de parvenir au but initialement recherché.
Il s’agit en fait de la banale ambivalence dont on parle souvent dans le métier de psy (mettez ici le suffixe de votre choix et pour vous y référer, n’hésitez pas à cliquer sur l’article suivant pour différencier les différents psy). Cette ambivalence est particulièrement importante dans le contexte du sevrage, aussi bien pour les dépendances avec substances que sans. La volonté étant un processus labile, pouvant passer d’un ancrage à l’allure stable, à un moment donné, à une notion bien plus éthérée, parfois pour certain·e·s quelques minutes après avoir fait état de cette détermination à l’aboutissement d’une action.
Pour revenir à Marie-France, nous étions assez embêté·e·s. Comme dans un certain nombre d’institutions, il y avait des règles en vigueur, dont l’application permettait une gestion du service pour éviter le règne de l’anarchie. Certaines, logiques, légitimes, explicables. D’autres, parfois plus arbitraires. En l’occurrence, l’exclusion des personnes qui font rentrer dans l’établissement de soins le produit pour lequel ils viennent effectuer un sevrage est un classique des règles, jugées arbitraires par certains et logique pour d’autres.
Nous aurions été à l’armée, j’aurais compris. Les règles sont les règles, aussi stupides qu’elles puissent être. Mais en médecine, si l’on considère l’intérêt du patient comme le coeur de notre objectif de prise en charge, l’application de certaines règles me semble contre-productive. Malgré mon argumentaire, il me fut opposé que si l’on commençait comme cela, l’anarchie allait s’installer. Qu’il n’y aurait plus de sens à nos prises en charge.
Marie-France a ainsi été “virée” du service, comme la mauvaise élève qu’elle avait été au collège, pour les mêmes comportements jugés non respectueux de l’institution.
Ma curiosité du début s’était transformée en une immense frustration. Le travail avait été fait à moitié. Son ordonnance allégée, la Bouteille faisait encore partie de son quotidien…