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L’arrêt du lithium et le bras bifide coloré de Janine

lithium

Lorsque j’étais à l’hôpital général, en temps qu’interne, une patiente est arrivée dans nos lits dans un sale état, accompagnée de son mari. Janine avait pris sa retraite l’année précédente. Elle avait une soixantaine d’années. Enseignante en anglais, elle avait eu une belle carrière et pu s’épanouir dans tous les domaines. Mariée à Patrice, Janine vivait encore une belle histoire. Leur complicité était réelle. Ils avaient eu trois beaux enfants, partis de la maison depuis un moment. Ils avaient pu se retrouver à leur départ. Bref, tout se passait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Juste Janine avait eu pour antécédents à l’âge de vingt ans deux épisodes maniaques qui avaient justifié la mise en route d’un traitement par sels de lithium, le traitement de référence dans le trouble bipolaire (voir ici une autre situation de trouble bipolaire, avec Annie et celle de Colas, ses hauts et ses bas). Elle le prenait depuis trente ans et n’avait pas refait d’épisode depuis tout ce temps.

Mais cet été, Janine avait commencé à présenter des symptômes un peu bizarres. Elle fatiguait pas mal, ayant besoin de dormir beaucoup plus. Jusqu’à parfois s’assoupir dans des contextes inhabituels. Cette enseignante assez vive intellectuellement avait des difficultés à s’exprimer, perdait le fil de ses idées. A côté de cela, elle urinait beaucoup et buvait beaucoup. Par moments, Janine semblait perdre conscience de son environnement. Bref, cela n’allait pas. En voyant son médecin traitant, celui-ci fit un bilan biologique après l’avoir examinée et il retrouva une insuffisance rénale sévère et une lithiémie (le dosage du lithium dans le sang) beaucoup trop élevée. Le lithium fut arrêté et c’est à ce moment qu’elle arriva dans l’unité où je travaillais à l’époque.

Comme Janine était très sédatée, avec un franc ralentissement et des troubles de la conscience, le diagnostic de surdosage en lithium n’était pas très complexe à faire. Il s’agit d’un traitement dit « à marge thérapeutique étroite ». Cela signifie que s’il est sous-dosé, il n’est pas efficace et s’il est surdosé il peut être toxique. Janine avait eu un des effets indésirables du lithium relativement connu bien que loin d’être systématique : l’insuffisance rénale chronique. Elle arrive souvent très progressivement. Ce qui fait qu’en temps habituel, on a le temps de la voir venir. Mais Janine prenait ce traitement depuis si longtemps sans aucune conséquence qu’elle n’avait pas eu de suivi très rigoureux depuis un moment à ce niveau-là. Normalement, une lithiémie doit être faite de même que le dosage de la fonction rénale de manière régulière pour justement éviter ces mauvaises surprises.

Nous avons d’abord observé l’évolution de Janine. Le surdosage peut en effet durer longtemps et il n’y a pas de traitement spécifique contre cela. En même temps, nous devions discuter du traitement régulateur de l’humeur à mettre en relais du lithium. Janine était parvenue à vivre trente ans sans épisode grâce à cette molécule mais avait eu des épisodes assez graves lorsqu’elle était jeune.

Peut-être avons-nous trop attendu. En tous cas, à un moment, Janine à commencé à reprendre du poil de la bête. Elle s’est «réveillée». Est devenue plus vive, dans la communication, le contact. Elle nous racontait des blagues. Une certaine créativité s’était emparée d’elle, de toute part. Janine avait demandé à son mari un cahier, qu’elle était parvenue à remplir en une nuit, avec des poèmes, des découpages et collages à partir de magazines, des dessins, des chansons, des aphorismes…

C’était parfois sans queue ni tête.

Nous étions devant un nouvel épisode maniaque, relativement franc. Janine ne dormait plus, ne pouvait plus être suivie dans ses raisonnements tellement elle allait vite. Et cette productivité, désordonnée, pouvait être belle et incohérente à la fois.

Janine a même commencé à avoir une activité délirante, avec des hallucinations que je n’ai jamais retrouvé chez d’autres patient·e·s de cette manière là. Elle avait la sensation que son bras droit mesurait deux bons mètres de long, se finissant en pince de crabe au lieu d’une main, avec l’une des pinces rose et l’autre verte, toutes deux tirant sur le fluo. Elle le voyait et le ressentait de manière bien vivide, ce qui l’inquiétait à juste titre!

Nous avons donc introduit un nouveau traitement. Par antipsychotique (voir cet article pour en savoir plus). L’olanzapine, bien ancrée sur le marché à l’époque, fut choisie. Plutôt efficace pour la gestion des épisodes maniaques, elle n’était pas dénuée d’effets indésirables. Elle stimulait notamment bien la faim. Alors comme les repas de l’hôpital étaient limités dans leurs barquettes standardisées, Janine commençait à piquer le goûter des autres patients dans l’office. Plusieurs fois prise sur le fait, elle faisait la moue comme une enfant, arguant qu’elle avait l’estomac dans les talons et qu’on l’affamait volontairement pour la rendre folle.

Il est toujours un peu difficile dans ces moments de ne pas paraître maltraitant·e·s aux yeux des patient·e·s ou de leur famille. La iatrogénie du traitement, en créant la faim, avait provoqué des comportements inadaptés. Pour les corriger, il fallait limiter l’accès à la nourriture pour éviter que Janine ne prenne trop de poids. En la laissant souffrir de la faim.

On aurait aussi pu changer de traitement, mais les neuroleptiques classiques n’avaient pas la côte dans le service et les autres régulateurs de l’humeur n’agissaient pas assez vite pour régler les épisodes maniaques seuls d’après le raisonnement de mes chefs. Ainsi, il est classique de prescrire à la fois un antipsychotique ET un régulateur de l’humeur lors d’un épisode maniaque. Voire si l’agitation est importante, des anxiolytiques (régulièrement de deux classes différentes, benzodiazépines et antipsychotiques sédatifs).

La question se posait de réintroduire le lithium si la fonction rénale récupérait. Ce qui pouvait mettre pas mal de temps. Alors nous nous sommes dits que cela pourrait se faire dans un second temps.

Petit à petit, Janine s’est posée. Ses perceptions sont rentrées dans l’ordre. Son sommeil s’est rétabli. L’agitation et la créativité se sont peu à peu évanouies. L’impulsivité de ses comportements a régressé jusqu’à pouvoir la contrôler. Elle a même commencé à être à nouveau un peu plus fatiguée, sédatée par le traitement. La posologie a pu être diminuée. Comme la fonction rénale n’était pas encore rétablie à un niveau rassurant, nous n’avons pas remis le lithium.

Janine est sortie consciente, l’esprit clair, sur ses deux jambes. Elle avait été surprise par cet épisode, plein de rebondissements. Le lithium, ce médicament qui l’avait protégée durant trente ans, l’avait mise bien mal, au point d’avoir l’impression qu’elle avait failli y passer. Elle ne savait plus trop que penser de lui. Si elle désirait y revenir ou pas, indépendamment de l’avis des psychiatres.

Qui sait ce qu’elle a choisi depuis…

DJ Astair et le nerf auriculotesticulaire

DJ

 

Florent, alias DJ Astair, dix-neuf ans, est rentré dans le service de psychiatrie de l’hôpital général accompagné de ses parents inquiets. Casque de DJ sur les oreilles comme beaucoup de jeunes de son âge, son attitude désinvolte contrastait avec la mine affolée de ses ascendants. Bien que l’hospitalisation soit libre, on sentait le poids de l’argumentaire parental dans l’acceptation de ce passage en villégiature psychiatrique. Florent avait dit oui à ses parents pour les rassurer, mais n’avait nulle crainte quant à lui. A l’aise dans ses larges baskets dont les couleurs avaient l’effet d’un bon café bien serré sur le cerveau de celui qui les apercevait, il était venu pour l’expérience, curieux de ce que nous pourrions apporter à son existence déjà riche.

Florent avait arrêté les études après le bac car il s’était lancé dans une carrière de DJ et de musicien autodidacte. Il n’avait jamais fait de solfège, d’école de musique ou de conservatoire. Il n’avait jamais pris le moindre cours avec un professeur quel qu’il soit. Mais Florent écoutait beaucoup de musique et avait le feeling. En bon geek, il savait aussi trouver les informations adéquates sur le net et apprendre à l’aide de tutoriels. Alors Florent s’était investi corps et âme dans l’apprentissage de la musique électronique à l’aide de logiciels spécifiques, composant les différentes voix qu’il surajoutait pour créer une musique cohérente, envoûtante, dans le désir de faire vibrer d’autres humains aux sons qu’il avait d’abord imaginés dans son esprit. Sa démarche artistique lui conférait une incroyable prestance. On pouvait sentir qu’elle l’animait et offrait à son existence un sens profond.

Vous vous demanderez judicieusement ce qui pouvait le conduire en nos murs et inquiéter cette mère et ce père aux sourcils froncés de préoccupations lointaines à l’esprit de ce jeune homme. Lui-même n’en était pas gêné plus que cela, mais ses parents avaient compris que quelque chose se passait d’étrange chez leur rejeton. Florent leur avait fait part de perceptions qu’il pouvait avoir pour le moins questionnantes. Revisitant les manuels d’anatomie, il avait cartographié les différents liens entre les organes, avec associations  prêtant au sourire.

Ainsi, il était convaincu qu’un axe de symétrie était censé se trouver dans l’organisme et que le sien avait un léger décalage sur la droite de quelques degrés qui le poussait en situation parfois inconfortable, l’obligeant par moments à développer une énergie non négligeable de recalage perceptuel. Par ce focus mental, son axe passait de celui de la tour de Pise à celui de la tour Eiffel. A nouveau droit dans ses baskets fluos.  

Plus marquant encore, il percevait le trajet de son nerf auriculo-testiculaire. En temps habituel, cela lui accordait la possibilité de se caresser délicatement l’oreille pour ressentir une simulation plus lointaine. Mais avec son désaxage symétrique, ce nerf entre autre se coinçait sur les structures adjacentes de manières désagréable par moments.

Ces perceptions anormales et le discours interprétatif qu’il avait sur une kyrielle d’autres sujets laissait penser à un épisode psychotique aigu ou l’instauration d’un épisode chronique débutant. Avec cette fameuse crainte pour les psychiatres et les parents de l’entrée dans la schizophrénie…

Après quelques entretiens, Florent admit qu’il prenait des toxiques psychodysleptiques qui avaient cette influence sur sa créativité et ses perceptions. LSD, cannabis, MDMA faisaient partie de ce qu’il consommait régulièrement. (Comme un autre jeune avec le cinéma dans cet article)

 

Après quinze jours d’hospitalisation avec un traitement antipsychotique (voir ici ces traitements), son axe de symétrie était revenu à la normale et lorsqu’il se grattait l’oreille, rien ne bougeait dans son caleçon. Le sevrage lui avait rendu ses perceptions. Quid de la créativité? Je ne l’ai pas su, mais j’espère que cela n’a pas eu d’incidence sur sa musique, qui ne m’avait pas laissée indifférente!

Je ne peux m’empêcher de rebondir sur  le questionnement de la créativité et de la psychose  avec cet article de France Info, reprenant des données d’un article scientifique de Nature Neuroscience.

Josette et l’odeur de pourri

odeur de pourri

Josette faisait partie des patients dont j’avais hérités sur le poste que j’occupais à l’hôpital général. Je la voyais pour la surveiller car elle avait eu une hospitalisation dans le service. Pour une dépression dite à caractéristiques psychotiques. Cela veut dire que lorsqu’elle avait été en dépression, elle avait eu aussi des éléments un peu bizarres. Avec des croyances particulières, délirantes. Et des hallucinations.

Josette était mariée depuis quarante-six ans avec Pierre. Ils avaient partagé des moments heureux. La naissance de leurs trois enfants. Leur éducation jusqu’à leur départ de la maison, qui fut nettement moins sympathique. Ils étaient tout pour elle et se retrouver sans aucun de ses rejetons dans la demeure familiale lui était insupportable. D’autant qu’ils avaient choisi des études qui les avaient amenés à tous partir à l’étranger. Tous les trois étaient à plus de huit-cent kilomètres d’elle.

Chouchouter sa progéniture faisait partie de son code génétique et aller à l’encontre de cette caractéristique biologique ne pouvait qu’entraver son bonheur. Non pas qu’elle n’aimait pas Pierre, mais il faut avouer qu’elle l’avait toujours considéré plus comme un bon père qu’un bon mari.

Alors se retrouver dorénavant seule avec lui n’était pas pour l’enchanter. Il était d’un tempérament rigide, aimant bien que les choses soient carrées, rangées. Pierre n’aimait pas trop la surprise, le changement. Bref il avait plutôt une personnalité obsessionnelle. Josette, quand à elle, était d’un tempérament plus spontané, fantasque. Elle avait une certaine originalité qui allait à l’encontre de la routine que Pierre aurait voulu installer de manière immuable.

C’est comme ça que l’ennui s’est immiscé dans la vie de Josette. Quelques grammes par ci, de bons gros kilos par là. Les journées commençaient de plus en plus à se ressembler et elle ne parvenait plus à faire la différence entre un dimanche et un mardi. Josette a alors fait sa première dépression. Pas classique.

Les premiers signes furent de se plaindre que tout ce qu’elle mangeait avait l’odeur et le goût de brûlé ou de pourriture. Ses sens la trompaient et elle avait des hallucinations olfactives et gustatives.  Puis elle enchaîna avec le reste du cortège des graves dépressions. Jusqu’à devenir incapable de sortir du lit, se laver, se nourrir. Chaque geste était considéré comme un effort impossible. Sa volonté n’était pas en mesure d’être stimulée suffisamment pour mettre en oeuvre ce que son cerveau décidait par moments, quand elle réussissait à prendre une décision.

Alors il fut décidé qu’elle soit hospitalisée. En psychiatrie. Mon prédécesseur s’est bien occupé d’elle, la tirant de cette mélancolie délirante avec un traitement bien conduit. Josette avait repris du poil de la bête et pouvait à nouveau jouir de l’intégralité des performances de ses sens. Elle put sortir de l’hôpital avec son traitement et fut suivie par mon prédécesseur en consultation à l’hôpital.

Quand le relais fut fait avec moi, j’ai pu constater  que Josette n’était pas déprimée au sens strict, mais conservait quelques symptômes résiduels. Un certain ennui et des envies relatives. Mais qui allaient avec l’histoire de son couple.

Elle était très demandeuse de réduire son traitement dont elle était convaincue qu’il lui avait fait prendre du poids et ne contribuait pas à la rendre la plus énergique. Les traitements qu’elle prenait pouvaient avoir ces effets indésirables. J’ai accédé à sa demande. Petit à petit. J’ai mis plus d’un an à retirer ses deux antidépresseurs et son antipsychotique.

Elle a rechuté le mois qui a suivi l’arrêt définitif du dernier antidépresseur.

Exactement comme la fois précédente. L’odeur et le goût de pourri. Puis l’envie de rien, jusqu’à ne plus quitter le lit. En très peu de temps.

Pierre m’a clairement fait comprendre qu’il divorcerait si Josette restait dans cet état.

Alors je l’ai refaite hospitaliser. En remettant les traitements pleine posologie.

Et en un mois et demi, elle s’est remise.

Il est resté.

J’ai promis de ne plus retirer son traitement et de le dire à la collègue qui reprendra le flambeau une fois que je serai partie.

Non! Il n’y aura pas de prochaine rechute…

Dieu le mâle et le Diable la femelle

Dieu et le Diable

Age et schizophrénie

Mehdi, un patient que j’ai vu en service fermé me restera particulièrement en mémoire. J’avais à l’époque un peu plus de vingt-cinq ans (mais tout de même moins de trente).

Et j’avais appris durant mes études que le pic de fréquence de déclenchement de la schizophrénie se situait entre dix-huit et vingt-cinq ans. Je me sentais sortie d’affaire. Même si je savais que la médecine et les statistiques qui en découlent ne sont pas des sciences exactes.

Mehdi avait trente ans et venait gâcher mon nid douillet de réassurance que je m’étais concoctée à coup de sirop d’articles scientifiques. Il avait trente ans et présentait depuis près d’un an une modification de sa personnalité, de son comportement et avait arrêté de travailler.

Les changements

C’était par ailleurs un gros consommateur de cannabis, dont l’usage s’était accéléré ces derniers mois. Il restait tour à tour cloîtré chez lui ou au contraire disparaissait de nombreux jours durant sans donner de nouvelles à son entourage. Celui-ci devenait de plus en plus inquiet à son égard.

Ses propos étaient délirants voire incompréhensibles à certains moments. Et surtout il avait une agressivité que personne ne lui connaissait jusque là. C’est dans ce contexte qu’il a été amené aux urgences. Ce avant d’être transféré dans notre unité fermée de secteur.

A l’hôpital

Mehdi nous mit rapidement dans le bain de ses nouvelles aptitudes. Il envoya au tapis deux aide-soignants en tentant de fuguer du service. Tout en vociférant des propos inquiétants. Après avoir déclenché l’alarme, du renfort vint des autres pavillons. Et nous pûmes non sans peine le maîtriser pour le conduire en chambre d’isolement.

Pour compléter, nous lui avons mis une contention physique. Afin d’éviter dans un premier temps de se prendre de nouvelles châtaignes. Il était particulièrement sportif. Et son physique athlétique lui conférait une dangerosité certaine en conditions de lutte.

Le délire

Son délire était particulièrement floride. Avec hallucinations acoustico-verbales. Il entendait les voix de trois hommes qu’il ne connaissait pas. Ils lui demandaient de faire du mal aux autres, l’incitant à la violence. Avec syndrome d’influence, ayant par moments l’impression d’être commandé par une force extérieure. Comme piloté par les petits aliens dans Men in Black.

Il présentait aussi un syndrome de référence. Avec interprétation que tout lui était personnellement dirigé, d’où que vienne l’information.

Il avait donc la chance de se faire draguer tous les jours par Louise Bourgoin. Elle faisait la météo de Canal +. Son show était entièrement dédié à Mehdi. Il comprenait aussi des messages cachés, codés pour qu’il les comprenne. Aussi bien à la télévision, la radio que les journaux.

Son attention était centrée sur ses perceptions déformées. Il en était arrivé à la conclusion qu’il était Dieu lui-même. Mehdi nous menaçait régulièrement de ses foudres divines tout en nous priant de le détacher.

Autant dire que nous avions une confiance aveugle…

Le traitement

Nous avons introduit des traitements antipsychotiques (neuroleptiques). Le but était de faire céder son délire. Et des traitements sédatifs pour l’apaiser. Mais il restait perché, toujours aussi véhément et délirant. Presque chaque tentative de le détacher se finissait mal. Il fallait inlassablement renouveler les prescriptions de contention physique et de chambre d’isolement.

C’est le patient que j’ai laissé le plus longtemps dans cette situation qu’on ne garde en général que quelques jours au plus. Il a fallu près d’un mois pour que son état mental puisse laisser envisager de le confronter aux autres patients sans qu’il ne risque de les envoyer aux urgences pour des fractures ou des plaies.

Lors d’un entretien

Un jour que je restais un peu plus longtemps à discuter avec lui. Pour essayer de percevoir une amélioration que nous attendions avec impatience, il me dit:

  • Vous savez docteure, les hommes ont tous une part de féminité en eux.
  • Ce n’est pas faux, lui répondis-je en me disant que s’il philosophait, c’est qu’il devait aller un peu mieux. Je commençais à réfléchir aux arguments biologiques qui pouvait sous-tendre ce genre de discours. Au livre humoristique mais néanmoins scientifique d’Alan et Barbara Pease “Pourquoi les hommes n’écoutent jamais rien et pourquoi les femmes ne savent pas lire les cartes routières ?” Il évoque un gradient de féminité quelque soit le sexe en fonction de l’imprégnation hormonale.
  • Oui, docteure, et moi, la femme qui est en moi, c’est le Diable!

Je n’ai pas su quoi répondre.

Tu es si sexy!

tu es si sexy

 

John est rentré dans le service de secteur où je travaillais pour une recrudescence délirante dans un contexte de schizophrénie connue et stabilisée depuis un moment.

Il voyait régulièrement sa psychiatre, prenait bien son traitement. Cet homme ne fumait pas de cannabis ni ne buvait d’alcool et consommait encore moins d’autres drogues. Il était bien inséré dans la société. John était marié depuis dix ans à une femme qu’il connaissait depuis encore plus longtemps. Il en était encore amoureux et avait l’air de bénéficier d’une réciprocité.

John travaillait dans une grande enseigne de bricolage et était parfaitement compétent dans son domaine d’outillage. Il avait le statut RQTH (Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé). Mais il pouvait se targuer d’être l’un des meilleurs vendeurs du magasin.

Schizophrénie et travail

On pouvait dire qu’il avait de la chance. Car cette maladie grave et handicapante qu’est la schizophrénie ne permet qu’à moins de dix pour cent de personnes qui en sont atteintes en France de pouvoir travailler en milieu ordinaire. La grande majorité ne travaille pas. Et ceux qui le peuvent trouvent plus de facilité à trouver un emploi en milieu protégé. Principalement en ESAT: Établissements et Services d’Aide par le Travail, anciennement CAT: Centres d’Aide par le Travail.

Dans sa chance, il avait aussi pour lui d’échapper au caractère très désagréable des symptômes de sa maladie. Oui, il entendait des voix. Mais pas n’importe lesquelles! Il s’agissait de voix de jeunes femmes sexy qui lui susurraient des mots doux à l’oreille.

  • Oui, John, tu es le meilleur. Tu es le plus beau!
  • Tu me fais frémir. J’aime tes fesses et tes cuisses musclées!
  • Viens me rejoindre, je te ferai connaître l’Eden.
  • Tu es si sexy…

Quand il entendait ces voix au travail, il se retournait. John changeait de rayon pour essayer d’identifier ses mystérieuses admiratrices, sans jamais pouvoir les repérer. Cela le déstabilisait et sa hiérarchie commençait à trouver que son comportement devenait bizarre. 

Au domicile, il pensait que ses voisines étaient audacieuses. Car elles n’arrêtaient pas malgré la présence de sa femme, à qui il confia ses tourments érotiques. Elle lui confirma ne pas entendre ce qu’il percevait en sa compagnie. Alors il dut admettre qu’il y avait un problème de harcèlement sexuel sans harceleuse dûment présente. Il avait des difficultés à dormir, gêné par cette présence de plus en plus assidue qui le mettait en tension.

Hospitalisation

Ils firent appel à sa psychiatre qui nous l’envoya à l’hôpital pour modifier le traitement. Sans facteur déclenchant particulier, il fallait en effet constater une moindre efficacité du traitement qu’il recevait. Devant les tonalités érotomane et mégalomaniaque, nous devions aussi éliminer une phase maniaque que l’on peut retrouver chez certaines personnes atteintes de schizophrénie que l’on nomme alors trouble schizoaffectif. Ce n’était pas cela. Il avait juste le postérieur bordé de spaghettis et entendait des voix de naïades là où la majorité des patients atteints de schizophrénie entendent des choses menaçantes, désagréables ou tentant de leur faire faire des choses qu’ils ne désirent pas.

Après quelques semaines de changement de traitement, John et sa femme purent enfin dormir sur leurs quatre oreilles. Les naïades désertèrent et le train train quotidien put se réinstaller.

  • Je vous conseille ce tournevis, une bonne prise en main, une taille de cruciforme standard, bref l’idéal pour ce dont vous avez besoin…