Un des sujets sur lesquels il est parfois glissant de s’aventurer pour un·e psychiatre est la religion. Psychiatrie et religion ne font pas toujours bon ménage. Freud avait choisi de s’y attaquer et la comparait à la névrose obsessionnelle. Encore une fois, tout est une question de curseur. Des croyances et/ou une pratique religieuses intenses peuvent faire sens dans un cadre qui reste logique. Si l’on exerce dans un des métiers de la religion. Par exemple prêtre, imam, rabbin, moine d’obédience diverse.
Elle peut aussi soutenir des croyants qui y voient un moyen d’expliquer le monde, se rassurer, se socialiser et apporter un bain culturel qui permet l’identification à un groupe. Dans d’autres cas, l’intensité de la croyance et de la pratique peut mettre la puce à l’oreille des psychiatres qui peuvent y voir le signe d’un passage de religiosité au délire mystique. La grande difficulté des psychiatres réside donc dans la différenciation de ce qui reste “normal” de ce qui relève du “pathologique”. Avec toute la prudence requise…
Yohan est venu dans le service de psychiatrie de l’hôpital général pour se reposer et que l’on puisse évaluer les difficultés qu’il pouvait présenter depuis déjà quelques années. Destiné à être un érudit des textes kabbalistiques et talmudiques, Yohan était à vingt-deux ans un jeune homme qui semblait perdu, pétri d’incertitudes. Il avait déjà pourtant pas mal d’expérience.
Parti aux Etats-Unis pour ses études de la Kabbale, Yohan avait dû revenir précipitamment une première fois car cela ne se passait pas bien. Son sommeil s’était déréglé et il percevait une angoisse profonde qui rendait stériles ses réflexions. Yohan s’était mis à délirer de plus en plus bruyamment jusqu’à ce que cela devienne évident pour ses encadrants qui ont joint ses parents en vue d’un rapatriement et des soins de retour en France. Il avait donc déjà été hospitalisé une première fois sur un autre hôpital et eu des médicaments antipsychotiques ( cf article).
La Kabbale. Ces textes mystiques et ésotériques sont censés amener à la voie de la connaissance, du monde, de soi, par l’intermédiaire de certaines clefs de lecture, de réflexions. Désireuse d’amener à une certaine sagesse, elle passe par la récurrence de questionnements qui pourraient se poursuivre jusqu’à l’infini. Intéressant pour le sage en devenir, mais perturbant pour l’anxieux.
C’était donc la deuxième fois que Yohan se faisait hospitaliser pour des raisons similaires. Pour une deuxième tentative d’études aux Etats-Unis, il avait à nouveau eu besoin de se faire rapatrier en France en catastrophe car ses perceptions le mettaient encore en difficulté. Yohan se sentait investi d’une mission divine mais restait dans le doute sur les modalités de l’exploitation de cette mission (voir cet article sur un autre type de délire mystique). Il se savait dans le devoir de le faire, mais ne savait comment, ce qui le torturait de l’intérieur.
Ce jeune homme sentait en lui ses raisonnements ne pas aboutir, se perdre dans les méandres de sa pensée, devenant stérile et improductif. Il ruminait donc nuit et jour, en étant pétri d’une angoisse existentielle. Le moulin de son esprit était alimenté par un souffle perpétuel qui ne lui laissait aucun repos, même dans son court sommeil.
Yohan était ainsi obligé par des forces supérieures à s’astreindre à continuer à étudier. Mais il ne parvenait à maintenir son attention sur les ouvrages ouverts devant lui. Chaque mot le ramenait à une association d’idée qui le perdait de sa lecture initiale. Il sautait de cette manière d’une pensée à une autre, comme prisonnier d’un saute-mouton éternel. Sans parvenir à un quelconque repos idéique.
Même dans l’interaction, Yohan n’était pas toujours avec son interlocuteur, paraissant encore en proie aux tourments internes. Il fallait par moment répéter nos questionnements pour qu’il puisse ébaucher une réponse qui finissait parfois dans l’abîme. Comme si le pont de la communication entre nous s’effondrait, me laissant dans l’attente d’une fin de phrase qui ne venait pas.
Dans le jargon psychiatrique, on nomme cette problématique générale trouble du cours de la pensée. Et plus spécifiquement comme un barrage. Elle illustre la désorganisation psychique que l’on retrouve dans les troubles psychotiques de type schizophrénie. Et s’ajoute au délire mystique qui signe le passage d’un investissement religieux au delà de la “norme”. Avec les collègues psychiatres, nous craignons donc ce que l’on nomme souvent comme une “entrée dans la schizophrénie”.
En France, nous nommons un premier épisode délirant aigu bouffée délirante aiguë. Une belle formule poétique la décrit comme un “coup de tonnerre dans un ciel serein”. Les classifications américaines parlent dorénavant de trouble psychotique bref si cela dure moins d’un mois et de trouble schizophréniforme si cela dure de un à six mois. Nous avons l’habitude de dire avec approximation statistique qu’il y a une possibilité sur trois que cet épisode reste unique. Pour le reste, cela annonce une entrée ultérieure dans un trouble psychiatrique chronique.
Comme la schizophrénie (voir cet article sur un patient avec des hallucinations aguicheuses. Ou celui-là dans un délire plus agressif aussi en rapport avec la religion). Comme le trouble schizoaffectif (voir cet article sur ma journée la plus folle de ma vie en compagnie de deux patients à l’enterrement de leur mère). Ou encore le trouble bipolaire (voir cet article sur l’épisode maniaque de Janine ou celui-ci sur les hauts et bas de Colas).
Pour Yohan, nous n’étions pas certain·e·s. Toutefois il semblait qu’il y avait de grandes chances pour que la chronicité se soit installée. Et que l’on puisse nommer la schizophrénie comme le plus probable des diagnostics à retenir.
J’étais en fin de stage d’interne. Quand je suis partie, le traitement antipsychotique et anxiolytique avait été instauré depuis quelques semaines. Yohan était plus apaisé. Il parvenait à dormir et se reposer. Sa pensée était moins hachée. La douleur morale ne se lisait plus sur son visage. Il n’avait plus la conviction de son rôle mystique. Bref, il était beaucoup mieux. Une certaine désorganisation persistait encore a minima. Mais on pouvait dire qu’il avait bien répondu au traitement antipsychotique. Je ne sais pas ce que Yohan est devenu. J’espère cependant qu’il aura pu trouver ce qui lui permettra de cheminer dans la vie avec le moins de difficultés possibles.
Avec, ou sans religion!